La violence sociale dans le secteur agricole et agro-industrielle :

une affaire séculaire

 

L’économie des plantations d’huile de palme en Asie du Sud-Est-Océanie rappelle, toutes choses égales par ailleurs, une situation "ordinaire" dans l’agriculture de la planète depuis le XIXème siècle. Un survol de l’histoire agricole des trois derniers siècles montre que l’agriculture est le produit de processus historiques fait de violences et d’abus de toutes sortes. Il est impossible d’en faire une revue complète dans cette étude. On se contentera de rapporter ici quelques exemples.

En Occident, l’incursion majeure du capitalisme dans l’agriculture s’est produite au 18e siècle, au travers du phénomène dit des enclosures, en Angleterre.[1]

Afin de tirer profit de l’explosion des besoins en laine de l’industrie textile, les grands propriétaires féodaux ont constitué sur leurs terres d’immenses pâturages destinés à l’élevage des moutons, qu’ils ont entourés de clôtures. Or durant des siècles la coutume féodale permettait aux paysans de se servir de ces terres non cultivées, en particulier pour faire paître leurs bêtes. La propriété foncière féodale avait ainsi assuré la survie de masses paysannes les plus pauvres. Avec les enclosures, la propriété féodale s’est transformée en propriété capitaliste. Les paysans pauvres présents sur ces terres, dont l’agriculture familiale ne rapportait rien aux grands propriétaires, en furent brutalement chassés pour y être remplacés par des moutons qui, eux, rapportaient gros par leur laine. Ce mouvement, commencé en Angleterre s’est ensuite étendu au reste de l’Europe de l’Ouest.

Dans les Amériques, les grandes plantations de canne à sucre, de tabac et de coton, implantées dans les Caraïbes, au Brésil et dans le Sud des États-Unis, sont devenues au début du 19ème siècle de véritables exploitations capitalistes, dont la production était entièrement dédiée à l’exportation vers l’Europe. Elles étaient basées sur une forme barbare d’exploitation du travail humain : l’esclavage des Africains arrachés à leurs régions d’origine et emmenés de force dans ces plantations outre Atlantique. Dans le reste des États-Unis et dans d’autres pays dits neufs, comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada ou l’Argentine, les grandes exploitations agricoles se sont également multipliées sur des terres qui n’avaient pas le statut de « Terra di nessuna ». Ces terres, bien qu’abondantes, ont été arrachées par la force aux populations autochtones à qui on a nié les statuts d’humain, les armées coloniales les massacrant comme des mouches.

Bien que la situation soit politiquement différente, on peut ajouter l’URSS à la présente revue historique, avec la collectivisation forcée de l’agriculture sous Staline qui fut un drame humain, économique, social et politique. Léon Trotsky a décrit cette collectivisation forcée en ces termes : « On socialisait non seulement les chevaux, les vaches, les moutons, mais jusqu’aux poussins. On confisquait aux koulaks jusqu’aux bottes de feutre ôtées aux petits enfants. Le résultat de tout cela fut que les paysans vendirent en masse leur bétail à bas prix ou l’abattirent pour en tirer de la viande et du cuir. » Mêmes des dirigeants staliniens comme Andreï Andreïev[2] ont été obligés de reconnaître que « les paysans à la veille d’entrer dans le kolkhoze » procédaient à la vente « de leur outillage, du bétail, des semences ». « La collectivisation complète a plongé l’économie dans une misère comme on n’en avait pas vu depuis longtemps c’est comme si une guerre de trois ans était passée par là. »[3]

Depuis quelques décennies, dans les pays à l’agriculture industrialisée (Australie, Canada, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Belgique, États-Unis, Nouvelle-Zélande, etc.) les petites exploitations agricoles se battent pour vivre de leur travail, pour desserrer l’étau que leur imposent les industriels ou les banques, etc. En Espagne, et en Italie, les exploitations agricoles emploient des milliers de travailleurs immigrés. Ces derniers sont corvéables à merci car ils sont souvent « sans papier ». Ne jouissant d’aucun droit, ils sont à la merci de leur employeur qui exerce un chantage permanent sur eux qui va jusqu’au refus de leur verser un salaire.

C’est la même situation aux États-Unis dans les états frontaliers du Mexique particulièrement en Californie dans la vallée de San Joaquin au sud du delta du Sacramento, comté qui produit 50 % des fruits et légumes et 90 % des amandes, artichauts, avocats et tomates des États-Unis. D'après une étude de l'ONG britannique Oxfam, parue en 2016 et rapportée dans le magazine français Mariane, la grande majorité des 250 000 ouvriers du secteur volailler sont privés du droit d'aller aux toilettes afin de gagner en productivité. Beaucoup d'entre eux sont alors contraints de porter des couches-culottes pour travailler dans leurs entreprises et « réduisent leurs prises de liquides et fluides à des niveaux dangereux » susceptibles d’induire une insuffisance rénale. Pour l'ONG, il s'agit d'une dégradation de la condition humaine pour des salariés qui déjà « gagnent de faibles salaires et souffrent de taux élevés de blessures et maladies »[4].

Dans les colonies des capitaux ont été investis dans l’agriculture d’exportation[5] La prospérité des grandes plantations s’est faite au prix d’une exploitation des populations locales. Les autochtones installés sur les terres convoitées ont été chassés ou obligés de travailler pour les colons et de cultiver ce qu’ils exigeaient, désorganisant complètement la production vivrière et provoquant localement des périodes de grandes famines. Chaque colonie s’est spécialisée dans certaines productions agricoles, en fonction du climat et du sol, mais aussi en fonction des besoins des besoins des industries métropolitaines. Pour ce qui est de la France, le cacao a été implanté en Côte d’Ivoire, le caoutchouc en Indochine, l’arachide au Sénégal, le blé et le vin au Maghreb, le clou de girofle et la vanille à Madagascar. L’exploitation de ces plantations a fait la fortune de grandes entreprises agro-industrielles comme Lesieur (grâce à l’arachide) ou Michelin (avec le caoutchouc). De même pour ce qui concerne les États-Unis, leurs capitaux ont afflué en Amérique centrale, en Amérique du Sud et dans les Caraïbes dans de vastes plantations tournées vers les cultures d’exportation, exploitant les populations locales de manière forcenée. Des fortunes immenses en sont sorties, à l’origine de multinationales agroalimentaires, comme la United Fruit Company, devenue par la suite Chiquita Brand Company.

Au Congo Belge, selon Henri Nicolaï, à partir des années 1920 « le système huilier comportait une face noire : contraintes dans les procédures de recrutement de la main-d’œuvre contribuant à déclencher des mouvements de réaction populaire (révolte des Pende en 1931), attribution de vastes concessions engendrant des litiges fonciers, absence de toute participation africaine à la gestion des entreprises, blocage de l’évolution de l’agriculture villageoise ».[6] Ainsi, le tribut payé par les populations locales pour le développement de l’élaeiculture est exorbitant : déstabilisation du tissu économique et social, perte d’autonomie qui oblige d’aller travailler dans les plantations pour un salaire de misère, perte de droits fondamentaux et destruction dégradation de leur environnement.

Comme on le voit, les conflits sociaux sont une constante dans l’agriculture. Toute chose égale par ailleurs, la situation économique et sociale des petits exploitants dans certains pays de l'Union Européenne marquée par le « sursuicide », celle des employés agricoles exploités par leurs patrons en Espagne, en Italie, en Californie aux Etats-Unis, celle des travailleurs privés de « pause pipi », etc., n’est pas différente de la situation des populations et des travailleurs des zones d’implantation de la culture du palmier à huile.

 

 

[1] BRASSEUL Jacques, Histoire de faits économiques et sociaux, Paris, Armand Colin

[2] Proche de Staline, il a été membre du Politburo de 1932 jusqu'à 1952. Il a exercé les fonctions de porte parole du Soviet suprême de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, puis de président de la Commission de contrôle du parti.

[3] TROTSKI, Léon, (1936), La Révolution trahie, Paris: Les Éditions de Minuit, 1963, 313 pp. Collection : Le Monde en 10-18.

[4] OXFAM AMERICA, (2016), No relief : Denial of bathroom breaks in the poultry industry, Ofam Report, Boston, USA.

- Cf également : MAGAZINE MARIANE, « Des ouvriers privés de pause pipi réduits à travailler… en couche-culotte », Article publié le 13 mai 2016. En ligne sur https://www.marianne.net/monde/des-ouvriers-prives- de-pause-pipi-reduits -travailler-en-couche-culotte

[5] PHILIP, André, (1963), Histoire de faits économique et sociaux de 1800 à nos jours, Paris, Aubier.

- Cf. également : BRASSEUL, Jacques, (2016), Histoire économique de l'Afrique tropicale - des origines à nos jours. Des origines à nos jours, Paris, Armand Colin, Collection U.

[6] NICOLAÎ, H., op. cit.

 

 

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