Sémou MaMa DIOP

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BORI BANA : LA FUITE EST TERMINÉE.

DISCOURS SUR CINQUANTE ANNÉE

D'ERREMENTS DE L'AFRIQUE NOIRE

 

Au début des années 60, après plusieurs années d’effervescence revendicatrice, les territoires africains sous domination française, les colonies belges ainsi que les possessions britanniques accèdent à l’autodétermination. Quelques années auparavant,  la Gold Coast[i] de Kwamé Nkrumah avait montré la voie. Elle sera suivie en 1958 par la Guinée après un « NON » historique que le nationaliste Sékou Touré adressa au Général de Gaulle.

Quant aux colonies portugaises, elles ne s’émanciperont du joug des phalangistes qu’après d’effroyables guerres de libération.

Un demi-siècle plus tard le résultat est médiocre. C’est le constat d’un échec général. S’il est vrai que seul l’éleveur de crapauds est capable de distinguer dans son troupeau l’amphibien boiteux, point n’est besoin, en revanche, de se proclamer spécialiste en négrologie pour s’apercevoir que les nations nègres d’Afrique pataugent lamentablement dans la crapoteuse mare de l’insuccès.

Dans l’entendement du monde entier le substantif « Afrique » rime avec pauvreté, misère, guerre, sécheresse, famine, ignorance, analphabétisme... Cette sentence est entérinée par les Africains eux-mêmes qui, fatalement, empruntent le chemin de l’exil, vont servir dans des contrées lointaines ou restent résignés à leur affligeant sort dans leurs propres pays où tout espoir d’un devenir florissant est évanescent.

Et pourtant l’Afrique n’est pas pauvre. Le continent possède sans doute le sous-sol le plus riche du monde.

« Le sous-développement de l’Afrique n’est pas dû à un manque de capitaux. Il serait naïf de le croire. Pour comprendre pourquoi ce continent n’a cessé de régresser, malgré ses richesses considérables, il faut d’abord se demander comment cela fonctionne au niveau micro-économique le plus élémentaire dans la tête des Africains. [ii]»

Ces mots sont d’Axelle Kabou, l’essayiste camerounaise, qui au début des années 90, suscita une véritable levée de boucliers de la part des intellectuels africains lorsqu’elle publia son ouvrage Et si l’Afrique refusait le développement. Ceux-ci lui reprochaient d’avoir trouvé une corrélation entre le sous-développement de l’Afrique et la mentalité des Africains.

Aujourd’hui, pourtant, force est de reconnaître qu’elle n’avait pas tout à fait tort.

Les pays africains fêtent un par un le cinquantième anniversaire de leur avènement à la souveraineté nationale. A coups de milliards de francs CFA, dans l’insouciance générale, on érige des statuts et des stèles, on se louange et se perd dans la griotterie, on revisite l’Histoire et se réinvente de nouveaux pères de la nation, on chante et on danse…

Pendant ce temps, l’Europe vient au secours de ses P.I.G.S. et impose à la Grèce un plan de redressement drastique. Barack Obama s’efforce de rendre les Etats-Unis plus social. L’Amérique latine démantèle un à un ses cartels de drogue et certains Etats comme le Brésil s’installent confortablement sur le siège des pays émergents. L’Asie, la Chine en tête, prépare son intronisation au sommet du monde, un règne sans partage qui sera sans conteste très long.

Demain, après les festivités nègres, la cigale Afrique se réveillera. Elle ira sans vergogne frapper à la porte des grandes puissances pour quémander quelques victuailles : l’annulation de sa dette, des sacs de riz pour la famine qui guette dans certaines contrées… Car pendant qu’elle chantait et dansait, elle n’avait pas remarqué que le compteur de la dette tournait, que les dieux n’avaient pas été généreux, que le ciel ne l’avait pas gratifiée de sa sève nourricière, que les ancêtres n’avaient pas accepté les sacrifices…

Chers amis, il est impératif pour nous que nous nous désolidarisions de cette Afrique-là, parce que pendant cinq décennies elle s’est jouée de nous et de notre avenir. Elle nous a servi une pièce de théâtre nauséabonde ayant pour trame de fond l’incohérence et l’irresponsabilité.

On était en 1958 lorsqu’on vit poindre les prémices de la farce. Le Général de Gaulle en tournée en Afrique proposa un référendum à l’issue duquel, les territoires qui le désireraient accéderaient immédiatement à l’indépendance. La consultation se déroula dans tous les territoires des ex AOF et AEF[iii]. A en juger la ferveur des revendications, l’issue ne faisait aucun doute : l’indépendance serait plébiscitée partout. Mais seule la Guinée rejeta l’offre.

Ce fut un phénomène inédit dans l’histoire de l’humanité. Jamais, aussi loin que l’on puisse s’aventurer dans la nuit des temps, l’on a assisté à un phénomène aussi pittoresque : le refus de sa propre liberté. A l’image d’un esclave qui choisit sciemment la soumission à la place de l’émancipation. C’était là un grand tournant.

Ecoutons-nous narrer l’évènement :

« C’est à Madagascar qu’il entame sa tournée. Il y met les pieds le 22 août. Il est accueilli comme un libérateur. On le louange, lui l’homme de l’appel du 18 juin, de Yalta et de San Francisco. Celui qui empêcha Hitler de restaurer la traite des Nègres. Celui qui rendit sa masculinité au coq gaulois. On danse et on loue nos ancêtres les Gaulois. Il quitte l’île avec la ferme promesse que le « oui » passera.

Le 23 août à Brazzaville scénario similaire. La ville réunit tout ce qu’elle peut compter d’écoliers en culotte courte, d’anciens combattants à la poitrine caparaçonnée de médailles, de commis nègres coiffés de casque colonial, de danseuses survoltées. Ils mangent, boivent, dansent, louent nos ancêtres les Gaulois. On propose de jeunes vierges au Général. Poliment, il décline l’offre, fait savoir qu’il est un bon nazaréen, un monogame. On lui promet un « oui » retentissant et historique. Il s’envole heureux vers la Côte d’Ivoire.

À Abidjan, le 24 août Oufoué, le député ivoirien signifie à Papa de Gaulle qu’il est chez lui. Danses tribales et sauvages, ripailles et libations, louanges à nos ancêtres les Gaulois, rien n’est trop grand pour accueillir Papa. Oufoué lui propose son lit et sa plus belle maîtresse. Poliment, le Général décline l’offre mais pas le bouquet final, la promesse que le «oui » passera avec une ou deux voix contre pour éviter que les oiseaux piailleurs ne crient à la fraude.

Il s’envole heureux pour Conakry où une réception des plus chaleureuses lui est réservée le 25 août. Sékou, le député guinéen, tout de blanc vêtu, l’accueille avec un sourire radieux. Les Négresses dansent. Les Peules, les plus belles femmes d’Afrique sont mises en avant. Les griots louent la France et son libérateur, font le panégyrique des de Gaulle. Des héros de père en fils. Les plus braves parmi nos viriles ancêtres gaulois. Tout se passe comme dans un rêve jusqu’à la cérémonie des discours officiels et des promesses. Et là, coup de théâtre ! Au moment de parler, Sékou à qui on vient de tendre le discours officiel, le plie et le met dans sa poche gauche. De sa poche droite, il sort un autre document qu’il déplie.

Papa de Gaulle n’en croit pas ses yeux ni ses oreilles. Sékou lui révèle que depuis très longtemps il attend ce jour. Qu’il va aujourd’hui, ici et maintenant décliner sa véritable identité. Celle d’un Nègre imbu de la dignité bafouée de toute la race. Mais également celle du petit-fils de Samory. Samory le plus grand résistant nègre à la conquête coloniale. Et que par conséquent ce n’est pas un margouillat insignifiant de suceur de biberon et de mouilleur de langes qui pend sous son pantalon. Qu’il n’a rien à faire des propositions de Papa de Gaulle et de la communauté française. Rien à faire de son train et baratin, ses maquereaux et bilakoros ! Que son résistant d’aïeul lui a appris que quand on refuse on dit non. Que donc c’est un non définitif et sans appel qu’il lance à la face de Papa de Gaulle et au monde impérialiste. Parce que lui, Sékou, et le peuple guinéen, ils préfèrent — et de loin — la pauvreté dans la liberté, à la richesse dans une ignominieuse soumission. Que tous les leaders africains — Oufoué en tête — qui ont appelé à voter oui sont des traitres à la cause nègre, des larbins de l’impérialisme qui est en train de vivre ses derniers jours. Qu’il n’ira pas par quatre chemins pour demander à Papa de Gaulle et toute sa suite de déguerpir.

Yêkhéée !

          — Allons-nous-en !

Papa de Gaulle se lève, emportant sa suite et ramassant au passage tout ce qui peut appartenir à la France. Plus jamais, il ne remettra les pieds en Guinée. Mais dans son élan, il a oublié, sans doute le plus important pour un militaire de son rang, son képi.

C’est un Général sans képi qui débarque le 26 août à Dakar sous les huées de la population qui se livre depuis la veille à des sabotages et des saccages que l’instituteur Ozino aurait surnommés à coup sûr « actes de vandalisme ». Des manifestants qui lancent des invectives, de grossières injures à l’encontre de nos ancêtres les Gaulois.

Mais tout ce charivari, tout ce tintamarre assourdissant ne donnera rien. Car à l’issue du référendum, seule la Guinée de Sékou rejettera la proposition de Papa de Gaulle.

Et pourtant, et pourtant les enfants, dix jours avant l’arrivée de Papa de Gaulle en Afrique, tous les dirigeants africains, tous sans exception, s’étaient retrouvés à Cotonou pour tracer une ligne de conduite commune, pour définir une réponse commune, pour crier un « NON » qui sera entendu dans tous les coins du monde non seulement par les hommes, mais par les bêtes et les végétaux, un « NON » dont on se souviendra jusqu’au jour du Jugement Dernier.

Oufoué ne voulait pas de l’Indépendance ni immédiatement ni jamais. Et ça personne ne l’ignorait. D’ailleurs, les leaders présents ne comptaient pas sur sa présence à Cotonou. Mais il était là. Tout le monde se souvenait comment, quelques hivernages auparavant, il avait dessiné les territoires de l’Afrique actuelle en morcelant les pays et en veillant à ce que les frontières de la Cote d’Ivoire fussent confondues avec celles de ses champs de cacaotiers. L’on avait crié à la balkanisation de l’Afrique. L’on avait injurié le Toubab et ses larbins qui ne pensaient qu’à diviser l’Afrique pour mieux régner. C’était la mort du panafricanisme et des illusions de ceux qui pensaient qu’il fallait s’unir ou périr.

— Espèces d’imbéciles, leur avait lancé Oufoué ! Continuez à gigoter, à vous trémousser, à vous agiter inutilement comme des spermatozoïdes dans un vieil utérus. Criez et pleurez bande d’imbéciles ! Mais la Cote d’Ivoire ne sera jamais la vache laitière de l’Afrique.

Cependant Zeng non plus ne voulait pas de l’Indépendance immédiatement. Cela peu de gens le savaient. Il la voulait dans vingt voire trente hivernages quand Dakar sera comme Paris avec de grandes avenues, les Champs Elysées et la Tour Eiffel. Mais il était là, à Cotonou.

Les mahométans prêtèrent serment sur le Coran en déclamant la Chahada, en attestant qu’il n’y avait pas d’autres dieux qu’Allah et Mohamed était Son prophète et que s’ils omettaient de demander l’Indépendance immédiate à Papa de Gaulle d’être foudroyés immédiatement par Allah, que Celui-ci leur barrât la route du Paradis et que leurs yeux ne croisassent jamais le regard dévastateur des houris qu’on leur avait promises.

Les nazaréens prêtèrent serment sur la Bible et se signèrent. Ils réaffirment la consubstantialité du Père, du Fils et du Saint-Esprit et promirent de demander l’Indépendance immédiate à Papa de Gaulle et que s’ils s’y soustrayaient d’être foudroyés immédiatement et de ne jamais pouvoir s’asseoir à la droite du Père, ni à la gauche ni aux alentours.

Mais à la fin de la consultation on vit ce qui advint. Quand Sékou s’offusquera de la décision de ses pairs, Zeng, le grammairien aura l’outrecuidance de lui préciser qu’ils avaient bien dit Indépendance immédiate, mais pas immédiatement. Sékou mettra plusieurs hivernages pour comprendre cette nuance grammaticale. 

Quant à Papa de Gaulle, ce référendum lui permit de savoir combien ces dirigeants africains étaient manipulables, combien ils étaient versatiles dans leurs convictions, flexibles et mous dans leur détermination. Car, Papa de Gaulle n’était pas né de la dernière pluie ni de l’avant-dernière. Papa de Gaulle n’avait aucunement l’intention de conserver les colonies africaines. Bien avant sa tournée africaine, il avait fait ses calculs.

Les Nègres passent le plus clair de leur temps à copuler et ne pratiquent pas la méthode Ogino. Sous peu, ils seront dix fois plus nombreux que les Français Blancs, catholiques et monogames. Intégrer les territoires africains dans la république française en renonçant à tous les privilèges du colonisateur, reviendrait tout bonnement à se faire dominer par des indigènes sauvages, ignares, fanatiques et polygames. Mais leur accorder l’Indépendance c’était laisser le champ libre à d’autres puissances qui viendront s’approprier le trésor africain. Alors faisons semblant. Quelques lunes après le référendum, il convoqua tous les leaders africains à Paris, leur offrit des redingotes, des cravates, des binocles et à chacun une femme blanche. Bien entendu à ceux qui n’en avaient pas. Il leur fit de très longs discours sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et sur la séculaire amitié franco-africaine. Il leur dit de retourner maintenant chez eux et de proclamer l’Indépendance. Une fois l’Indépendance proclamée, il les introduisit à l’ONU avec leurs redingotes, leurs binocles et leur sourire Banania. Ils étaient fiers, fiers comme le vieux Nègre et sa médaille.

Voilà les enfants comment nos territoires sont devenus indépendants.

Mais que feront-ils de leur Indépendance après tout ce tohu-bohu, ce remue-ménage infernal ?

Rien mes enfants ! Rien ! Vous le savez. Car à peine levés, les soleils des Indépendances se couchèrent sans atteindre le zénith, trop précipitamment comme le bangala d’un lascar surpris avec la femme de son voisin [iv  »

Même si l’ironie du romancier tend à atténuer la gravité de la situation, il n’en demeure pas moins qu’il était évident que les Etats africains qui accédèrent à l’autonomie négociée avec l’ancienne puissance coloniale n’étaient pas enclins à entreprendre une réelle politique de décolonisation. Ils se contentèrent des institutions héritées de la colonisation comme de l’économie de rente consistant à exporter des matières premières à faible valeur vénale et à importer avec une forte propension des produits manufacturés à grande valeur ajoutée.

Ils n’avaient pas compris que s’émanciper du joug du colon, c’était non seulement échapper à son emprise infernale en décolonisant radicalement mais c’était aussi un retour sur soi-même foncièrement critique et non apologétique.

Mais l’Afrique ne s’est engagée dans aucune de ces deux directions. Le succès du mouvement de la Négritude aidant, on s’est complu dans une inertie totale se traduisant par un anticolonialisme primaire (sans décolonisation bien sûr !) accompagné d’une complaisance aveugle vis-à-vis de nos us et coutumes.

« Toutes les politiques culturelles appliquées en Afrique depuis les indépendances vont dans le sens de l’enracinement, de la peur du chef, du respect de la vieillesse, de la crainte des classes possédantes et des pouvoirs surnaturels, de la vénération de l’argent, de l’idolâtrie d’un passé anté-colonial si mythifié qu’il constitue aujourd’hui la plus grande charge d’inertie entravant le progrès des mentalités.[v] »

On entra dans l’ère de la griotterie infertile et de l’auto-adulation, rejetant systématiquement tout ce qui émanait théoriquement de l’occident et magnifiant, souvent avec une mauvaise foi manifeste, tout ce qui pouvait être considéré comme une valeur de civilisation du monde noir. L’on citait Cheikh Anta Diop sans l’avoir jamais lu ou compris. L’on pensait qu’il suffisait d’évoquer les épopées de Samory et de Soundjata, d’invoquer les mânes des ancêtres, de courber de fiévreuses prières et, paradoxalement, de consommer massivement les technologies importées, pour éradiquer la pauvreté et le sous-développement.

On s’est raconté des histoires ! On s’est endormis sur des certitudes sans fondement après s’être gavés de théories peu appétissantes.

Sous la canicule des tropiques, on s’est octroyé une trop longue sieste hiémale. On n’avait pas conscience que l’indépendance n’était qu’une petite étape d’un long processus qui devait nous conduire vers l’ère de la dignité et de la respectabilité. Penser que les outils qui ont servi à se débarrasser du colon devaient aussi servir à relever le défi du développement, c’est croire que le lance-pierre qui a permis d’abattre le frêle moineau devra suffire à terrasser le puissant buffle.

Si nos ancêtres ont été des braves, soyons aussi braves qu’eux. S’ils ont été des héros, soyons aussi héroïques qu’eux. Il ne sert à rien de chanter les louanges de nos ancêtres si nous ne pouvons pas parvenir à leur hauteur. Car cette chanson qui tresse des lauriers à tes aïeuls est celle là même qui dresse les contours de ta propre médiocrité. La place de la bravoure et de l’héroïsme n’est pas dans les salons et autres musées.

Sous-prétexte de sacrifier à la tradition et d’honorer les mânes des ancêtres, nous laissons filer le temps et l’occasion de combler notre retard, de nous approprier les technologies que nous consommons nuit et jour, de considérer enfin la Science comme un élément du patrimoine de l’Humanité et non la chose du Blanc.

Déjà en 1963, Nkrumah affirmait :

« Nous sommes entrés à l’âge où la science a transcendé les limites du monde matériel, où la technologie a envahi les silences mêmes de la nature. Le temps et l’espace ont été réduits au rang d’abstractions sans importance… Le monde n’avance plus au rythme des chameaux ou des ânes ! Nous ne pouvons plus nous permettre d’aborder nos problèmes de développement, de besoin de sécurité au rythme lent des chameaux et des ânes. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser subsister la brousse envahissante des attitudes désuètes qui nous freinent dans notre marche vers la réalisation la plus complète et vers l’élévation constante du niveau de vie du peuple »[vi].

Nous ne l’avons pas écouté. De même, lorsqu’il disait que les pays africains devaient s’unir ou périr, nul ne l’a suivi. Et pourtant, tous ses pairs francophones s’étaient opposés à l’adoption de la loi cadre dite Deferre-Boigny qui consacra le morcellement de l’AOF et de l’AEF. Ils savaient tous que les petits états hérités du colonialisme dont bon nombre étaient composés de tribus disparates sans aucune cohésion, n’étaient pas viables en l’état. On savait que ces frontières ne tenaient compte d’aucune réalité. Elles étaient le fait d’un colonisateur qui joua de l’équerre et du compas, d’un colonisateur qui se contrefoutait des réalités africaines mais qui était obnubilé par sa soif de domination et son appétit du lucre, d’un colonisateur qui, avec ses comparses, s’était partagé l’Afrique comme d’un gâteau d’anniversaire.

Cependant, à la Conférence d’Addis Abeba de 1963, au lieu de dénoncer par un acte unanime cet état de faits, les dirigeants des nouveaux Etats africains l’adoptèrent en déclarant comme principe l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation et fomentèrent une drôle d’organisation qui dès l’abord s’annonça inutile et ruineuse pour les peuples africains.

Pendant plusieurs décennies cette organisation n’aura pour objectif que de légitimer des tyrans en rupture de ban. Des caporaux incultes, des présidents autoproclamés après avoir sauvagement assassiné un prédécesseur se rendront au sommet de l’OUA pour laver leurs mains maculées du sang de la personne qui était assise à la même place qu’eux quelques mois auparavant. 

Arrêtons !

L’Afrique est malheureuse.

Son plus grand malheur ce n’est pas sa misère actuelle mais cette manie de penser que sa misère actuelle est le fait d’éléments extérieurs au continent.

L’Afrique est un continent meurtri par plusieurs siècles d’esclavage, plusieurs décennies de colonisation. Pour d’aucuns, cela suffirait à expliquer le retard économique, les guerres tribales, les errements de nos dirigeants, la corruption, les calamités, l’absence de perspectives…

Reconnaissons en toute humilité que nous avons tous eu cette tentation. La tentation d’accuser les Négriers, les colonialistes et les néocolonialistes et de dédouaner l’Afrique, ses dirigeants et ses populations de leur responsabilité sur la situation calamiteuse du continent africain.

Mais une analyse plus objective de la situation devrait nous inspirer une toute autre opinion.

Dans notre conception manichéiste, naïve et puérile du monde, nous nous sommes confortablement affalés sur la couche pitoyable de la victime. Rien ne semble parvenir à nous en extirper.

Or, l’Histoire nous révèle que dans les rapports entre les peuples, il n’y a pas d’un côté les anges et de l’autre les démons. Il y a, ce me semble, des acteurs de l’Histoire qui, à un moment donné de l’Histoire, se trouvent dans des positions particulières : celle de dominant ou de dominé, celle de bourreau ou de victime. Et que la coexistence pacifique entre les peuples n’est possible que dans un certain équilibre de la terreur. Que l’entente cordiale n’est possible que dans une sorte de mutualisation des intérêts.

Pourquoi ?  Parce que la dimension bestiale de l’humain ne doit jamais être négligée. Elle est toujours en veille mais étouffée ou attisée par les circonstances. Chaque fois, dans l’histoire de l’humanité, qu’un peuple s’est trouvé en position de force par rapport à un autre, il l’a écrasé et asservi dans le but de le « civiliser » ou de le « convertir ». Mais que la raison invoquée soit la civilisation ou le prosélytisme, une certitude demeure : la motivation première et ultime s’appelle « impérialisme ». Il n’est ni l’apanage du Blanc, ni celui du Noir. Il est le fait de l’Humain. Et cela « l’Homme africain » doit le comprendre. Comprendre que son malheur n’est pas causé par la cruauté des autres mais par sa faiblesse qui est celle d’ignorer les enjeux de la planète.

J’en appelle, chers amis, à la mort de l’Afrique actuelle et à la naissance d’une autre Afrique.

Une Afrique qui ne pourra plus se contenter d’évoquer et d’invoquer la morale quand il s’agit de relations internationales et de positionnement géostratégique. Car les rapports entre les Etats sont des rapports virils où il n’y a aucune place pour la compassion, le renoncement ou le repentir.

Une Afrique qui devra comprendre les jeux et les enjeux de ce monde et se battre becs et ongles pour défendre ses intérêts dès lors qu’elle se sentira lésée.

Une Afrique d’hommes et de femmes imbus de patriotisme qui sauront mettre les bonnes personnes à la bonne place et veiller à ce que la feuille de route tracée aux élus soit respectée et que les institutions mises en place par eux-mêmes, garantes de leur liberté et de leur salut, ne puissent jamais être bafouées.

Mais, avant tout, une Afrique qui reconnaît ses propres responsabilités dans son malheur. Une Afrique qui doit impérativement se repenser, se réinventer. Cela signifierait que « l’Homme africain » ait le courage de diagnostiquer sa société, de passer au scanner ses fondements sociaux, ses valeurs structurantes. Je vais aller plus loin : il me semble que rien ne pourra s’accomplir sans une remise en question radicale de sa propre structuration mentale.

Dans notre panthéisme atavique, on prie et on demande à Dieu de nous débarrasser de nos tyrans concussionnaires et prévaricateurs, de nous donner des dirigeants justes et travailleurs, de nous apporter la paix et la prospérité. Mais ceci n’est pas le boulot de Dieu. C’est celui des hommes.

Pour une fois, faisons face à nos responsabilités et cessons de nous dérober.

Fini les quérimonies ! Fini les palinodies !

Bori bana ! La fuite est terminée !


 

[i] Actuel Ghana.

[ii] Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement, Paris, L’Harmattan, 1990, pp. 21-22.

[iii] AOF : Afrique Occidentale Française ; AEF : Afrique Equatoriale Française.

[iv] Extrait inédit du  roman En attendant le Jugement dernier de Sémou MaMa DIOP.

[v] Axelle Kabou op. cité p.130.

[vi] Kwamé Nkrumah allocution faite lors du sommet d’Addis Abeba de 1963.

 

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