MIGRATIONS INTERNATIONALES


 

Aimé Dieudonné MIANZENZA

MOURIR AUX PORTES DE L'EUROPE

Première Partie

Du Maghreb à l’Afrique australe, de l’Afrique atlantique à l’Océan indien, les jeunes africains ne construisent plus qu’un seul projet : fuir un continent qui ne leur réserve plus aucun avenir. Ni les images insoutenables des corps échoués sur les plages ou de celles des hommes et des femmes empalés vivants sur des barbelés à Ceuta et Melilla, ni les traitements dégradants subis dans les pays de transit, ni les brimades et les humiliations dans les camps de rétention en Europe, ni encore moins les expulsions ne les découragent.

Pour se protéger de ces "envahisseurs", la riposte des pays riches est essentiellement sécuritaire. Aux frontières, la tendance est à la transformation des territoires en places fortes imprenables ; à l'intérieur des frontières, la lutte contre l'immigration clandestine se traduit par l'effritement inexorable des droits des étrangers. A l'extérieur, on durcit les conditions d'obtention des visas d'entrée (ce qui se traduit par le phénomène des queues devant les ambassades européennes dans les capitales africaines) ; grâce à des accords qui externalisent les frontières, les Etats tiers sont transformés en supplétifs de la sécurité des pays riches (présence des policiers étrangers chargés d'une partie du contrôle des formalités d'embarquement dans les aéroports internationaux africains, dotations matériels pour traquer les migrants clandestins, patrouilles mixtes de surveillance des frontières, etc.).

Subsidiairement, les pays riches parlent de révision de l’aide au développement. Il faut dire que jusqu’à présent, l'aide a plutôt servi au renforcement des régimes en place. Or les priorités des ces régimes sont à des "années lumières" des préoccupations des populations.

Si la nature actuelle des régimes en Afrique ne change pas dans leurs fondements, si l'aide au développement n'évolue pas dans son essence, les migrations vont s'amplifier.

Les villages africains n'ont donc pas fini de pleurer leurs enfants disparus sur les routes de l'Eldorado

LES ROUTES DE L'ELDORADO

Le 29 septembre 2005, des migrants subsahariens meurent à Ceuta, lors d’une tentative de franchissement en force des grillages qui séparent ce morceau de l’Europe de Schengen en terre africaine au Maroc. Dans la nuit du 5 au 6 octobre 2005 à Melilla, le drame se répète dans des circonstances identiques. Ces événements font découvrir au monde entier, la situation des migrants subsahariens transitant par le Maroc pour atteindre l’Europe.

1. Le décompte macabre

Depuis plusieurs années, les pays de l’Europe méridionale confrontés à l’arrivée massive de « boat-people », ne cessent d’attirer l’attention de l’Union Européenne sur la question des migrations clandestines en direction de l’Europe continentale et de la Grande Bretagne. Il ne se passe de semaine sans qu’on ne signale les naufrages d'embarcations au large des côtes espagnoles, italiennes ou grecques.

Selon Fortress Europe, 5 271 candidats à l’immigration sont morts aux frontières de l’Europe depuis 1988, dont 1 747 disparus en mer. En Méditerranée, 4 072 migrants ont perdu la vie dont :

  • 1 815 dans le Canal de Sicile, entre la Libye, la Tunisie, Malte et l’Italie, dont 1 088 disparus ;

  • 1 272 au large des îles Canaries et du détroit de Gibraltar entre le Maroc et l’Espagne, dont 281 disparus ;

  • 392 en Mer Egée, entre la Turquie et la Grèce, dont 159 disparus ;

  • 474 en Mer Adriatique, entre l’Albanie, le Monténégro et l’Italie, dont 136 disparus.

En Méditerranée et dans le détroit de Gibraltar, la mise en place de dispositifs de surveillance des frontières a conduit à l’interception des pateras[1] en mer. En Espagne, le renforcement des contrôles dans le détroit de Gibraltar et l’amélioration progressif de la surveillance des frontières ont permis de faire baisser le nombre de migrants ayant réussi à gagner clandestinement le continent à partir de 2001 comme le montre le tableau1.

Tableau 1. Clandestins interceptés en Espagne de 1990 à 2003

Année

 Interceptions

1990

262

1991

842

1992

1563

1993

354

1994

434

1995

1363

1996

2084

1997

2075

1998

2416

1999

2681

2000

12 281

2001

9 817

2002

4749

2003

556

Source : Espinosa Navas (F.),[2] « Le système intégré de surveillance maritime », in La Revue Maritime, n° 465, juin 2003, consultable sur : Institut Français de la mer

Simultanément le nombre de clandestins arrêtés sur des embarcations arraisonnées en mer est en augmentation. La nationalité de ces migrants s'établit de la manière suivante selon l’Agence Efe (Espagne) :

Tableau 2. Clandestins arrêtés par nationalité

           de janvier à septembre 2004

Pays

Clandestins

Maroc

5864

Mali

1 860

Gambie

1 094

Guinée Conakry

332

Côte d'Ivoire

226

Ghana

220

 

Ensuite et par ordre décroissant, on compte les pays suivants : Soudan, Libéria, Mauritanie, Nigéria, Guinée-Bissau, Inde et 34 autres nationalités.

A partir de 2002, l’Espagne commencé à installé un nouveau système de contrôle électronique de ces frontières sud appelé Système intégré de surveillance extérieure (SIVE). Celui-ci fonctionne depuis 2002 sur la zone du détroit de Gibraltar et 2006 aux iles Canaries.

2. Externalisation des frontières et adaptation des filières

Les pressions exercées par l’Europe sur les pays du Maghreb ont conduit à l’externalisation des frontières de l’Europe hors de ses frontières. Les conférences ministérielles euro-africaines sur les migrations tenues à Rabat, puis à Tripoli en 2006 ont été suivies immédiatement de répressions brutales contre les migrants subsahariens en Algérie, en Libye, au Maroc et Tunisie. Sans considération de leur statut. Sans considération de leur statut, les droits et la dignité d’hommes et de femmes ont été bafoués au nom de la protection des frontières de l’Europe.

La guerre livrée par les Etats européens et maghrébins de part et d’autre de la Méditerranée oblige les filières à se réorganiser. Elles se tournent vers Lampedusa (Italie) et vers les Canaries. Ces iles sont peu éloignées des côtes africaines. Un « sprint » suffit pour les atteindre. C'est dans ce contexte qui depuis 2003 les Canaries sont devenus la cible prioritaires des migrants africains clandestins subsahariens. Mais cette voie est véritablement une route de la mort, compte tenu des conditions dans lesquelles s'organisent les expéditions.

Les grandes pirogues de pêche utilisées pour la traversées (cayucos) ne sont pas adaptées pour une navigation en haute mer : tirant d'eau insuffisant, équipement réduit à un simple moteur, navigation à vue, pilote sans formation, etc. Par ailleurs, les cayucos jusqu'à dix fois plus de passagers qu'il ne faut. Au début, les embarcations sont parties de Nouadhibou, ville située presqu'en face des Canaries. Par la suite, les pressions exercées par de sécurité mauritaniens ont dispersé les points de départ du sud de la Mauritanie aux cotes de la Guinée, ce qui a eu pour conséquence d'allonger le trajet à la durée du périple et de multiplier les risques. Des départs ont été également signalés des iles du Cap-Vert[3].

Selon José Segura, Délégué du Gouvernement aux Iles Canaries, 31 000 migrants clandestins sont entrés dans l’archipel, soit plus de trois fois le précédent record de 9 902 migrant en 2002 ou l’équivalent du total des flux enregistrés pendant la période 2002-2005. Les pouvoirs publics espagnols estiment qu’environ un candidat sur six meurt lors de la traversée de 2 000 kilomètres au départ des côtes du Sénégal, moins à partir de la Mauritanie.

Les pouvoirs publics espagnols estiment qu’environ un candidat sur six meurt lors de la traversée de 2 000 kilomètres au départ des côtes du Sénégal, moins à partir de la Mauritanie. Pour la Croix Rouge espagnole, citée par François Gemenne[4], Abdoul Jelil Niang[5], Pierre Ozer[6] et Mohamed Ould Sidi Cheick[7] le nombre réel est probablement 10 fois plus élevé. De même le Croissant Rouge mauritanien pense que 40 % des migrants clandestins qui tentent de rejoindre les Canaries n’arrivent jamais à destination. En dépit de l’incertitude des chiffres, en 2006, entre 6 000 et 16 000 clandestins ont péri dans leur tentative d’atteindre l’archipel.[8]

*****

NOTES


[1] Nom espagnol des embarcations jetables de l’immigration clandestine.

[2] Francesco ESPINOSA NAVAS est Lieutenant-colonel, Chef de la Comandancia d’Algésiras (Guardia Civil).

[3] Certains clandestins auraient tenté d’atteindre les côtes américaines comme le prouve la découverte macabre en mai 2006 au large de la Barbade (Caraïbes) d’une embarcation avec à son bord onze migrants africains morts en état de momification. Une des personnes avait, avant de mourir, rédigé une note sommaire faisant allusion à sa famille restée au Sénégal elle sera la seule victime à être identifiée. Son corps a été rapatrié au Sénégal. Les dix autres n’ayant pu être identifiés, ils ont été enterrés sur place. Selon un survivant, 36 autres migrants avaient péri et leurs corps jetés à la mer pendant cette odyssée qui a duré quatre mois. Information en ligne sur http://www.ouestaf.com, « Sénégal : Immigration clandestine – un cadavre sera rapatrié des îles Barbade », Publié sur le web le 22 décembre 2006.

[4] Chercheur au CÉRI, IEP Paris, CEEM, Université de Liège (Belgique).

[5] Département de Géographie, Université de Liège (Belgique).

[6] Département des Sciences et Gestion de l’Environnement, Université de Liège (Belgique).

[7] Département de Géographie, Université de Liège (Belgique).

[8] GEMENNE (F.), NIANG (A. J.) et OZER (P.), « Nous ne pouvons ajourner la réforme des politiques d’aide au développement », in Le Soir, jeudi 28 septembre 2006, p. 21.