CesbcPresses

Indicateur éditeur  979-10-90372

Centre d'études stratégiques du bassin du Congo = ISSN  2493-5387

 

 

 

 

 

 

Émile-Didier LOUFOUA-LEMAY

Sociologue

Maitre-Assistant CAMES

École Nationale d'Administration et de Magistrature

Université Marien Ngouabi

Brazzaville, République du Congo

 


 

Mobilité urbaine et changements sociaux à Brazzaville :

étude des associations financières traditionnelles

(Le kitemo ou le likelemba)

Évry, CesbcPresses, avril 2016, 216 pages

ISBN : 979-10-90372-12-2

 

 

Chapitre 1

 Modernité et sociabilité

 

 

Les sociologues de l’École de Chicago ont très tôt discuté les effets de l’urbanisation sur les modes de sociabilité. En effet, dès la fin du XIXe siècle, la ville de Chicago s’impose comme un véritable laboratoire pour l’étude des changements sociaux,[i] mais également comme « communauté écologique » réunissant des populations en permanence interaction.

Certains théoriciens de « l’écologie urbaine » ont entrepris des recherches sur le comportement humain en milieu urbain. Selon G. Park « la ville est plutôt un état d’esprit, un ensemble de coutumes et de traditions, d’attitudes et de sentiments organisés, inhérents à ses coutumes et transmis avec ces traditions. Autrement dit, la ville n’est pas simplement un mécanisme matériel et une construction artificielle. Elle est impliquée dans les processus vitaux des gens qui la composent ». Il ajoute par ailleurs l’idée selon laquelle la « société n’existe que dans et par la communication. La communication permet aux individus de partager une expérience et de maintenir une vie commune ».

C’est la relation à l’autre, identique à soi (qui a la même langue, les mêmes habitudes, la même tradition), qui est constitutive de l’urbanité, de ce face à face, de cette rencontre, de cet échange. La sociabilité est une aptitude à vivre en société. La sociabilité peut donc être considérée comme une aptitude à entretenir des relations humaines agréables et de pouvoir rechercher la compagnie de ses semblables.

Le sociologue ne s’intéresse qu’à la seconde acception : il observe les différents modèles de sociabilité qui coexistent au cours du temps. En un mot, on parle de sociabilité « dès lors que l’on envisage les relations que peuvent entretenir des individus et des groupes, du moment que ces relations ne résultent pas dans la formation d’un groupe susceptible de fonctionner comme unité d’activité »[ii]. On peut parler de sociabilité intragroupe lorsque des individus nouent des relations à l’intérieur de chaque groupe. On peut aussi envisager les relations établies entre individus et de groupe à groupe.

C’est le sociologue George Simmel[iii] qui introduit le concept de sociabilité au début du XXe siècle. Dans sa définition, il privilégie cependant l’aspect formel de l’interaction plus que le contenu. Il ne distingue pas de différences dans les types d’interactions comme la plupart des sociologues vont le faire ensuite. Par contre, Michel Forse propose deux manifestations du concept : pour lui, « la sociabilité au début est sans doute le concept le plus général que l’on puisse former, désigner l’être en société. Elle se manifeste d’un côté par les relations que nous entretenons concrètement avec des individus et des groupes primaires, de l’autre par les rapports plus abstraits, dans lesquels nous entrons inévitablement avec des groupes secondaires. Pour ce second aspect, on peut parler de sociétalité, par opposition à la sociabilité qui recouvre le premier »[iv].

Il apparaît donc que la sociabilité peut être formelle ou informelle. Dans la sociabilité formelle se trouvent toutes les interactions obligatoires, de parenté, de travail ou d’associations, tandis que l’amitié et/ou les rencontres de hasard appartiennent à la sociabilité informelle.

Quant à François Heran[v], il s’est intéressé à des aspects précis de la sociabilité tels le voisinage et le monde associatif. La ville apparaît comme un lieu où les formes communautaires de société tendent à disparaître pour être remplacées par des formes plus associatives. Michel Grosseti[vi] précise que les relations formelles sont enregistrées ou déclarées, tandis que les relations informelles ne font pas l’objet de formalisation publique. Dans l’enquête « conditions de vie et aspirations des français », les pratiques associatives relèvent plutôt de la sociabilité formelle, tandis que le fait de recevoir des amis ou des relations correspond davantage à la sociabilité informelle.

 

1. Les enjeux de la sociabilité

 

Selon N. Elias[vii], l’une des caractéristiques fondamentales de la condition humaine est l’existence simultanée de plusieurs êtres humains en relation les uns avec les autres ; le tissu des relations entre chaque individu constitue le fondement de la société.

Il se pose la question de savoir ce qu’est l’influence des relations interpersonnelles sur la forme plus globale de la société. Il ajoute que la particularité de la société occidentale réside dans sa nature profondément évolutive. Lorsque deux personnes se rencontrent et qu’elles échangent des points de vue différents, les conceptions de chacun évoluent au fil de la discussion. Deux modifications interviennent à la suite de cet échange : non seulement les individus en ressortent différents de ce qu’ils étaient auparavant, mais la forme de leur relation s’est également modifiée. Il découle de cette perméabilité des échanges, une modification permanente des relations personnelles, et par la suite, des structures sociales. On constate que la théorie de N. Elias attire l’attention sur l’évolution des relations de sociabilité, en tant que principe élémentaire d’intégration sociale.

En somme, l’étude de la sociabilité des individus permet en quelque sorte de mesurer l’état d’intégration ou de désintégration de la société considérée. Les pratiques sociales donnent une idée de la cohésion du groupe.

Toutefois, faut-il noter que la sociabilité joue un rôle important dans le processus de « reproduction sociale ».

A. Degenne et M. Forse[viii] soulignent que les membres du réseau affinitaire présentent souvent les mêmes caractéristiques de profession, de diplôme, etc. En d’autres termes, les amis qui se ressemblent s’assemblent. Ce phénomène explique aussi « l’homogamie » sociale et géographique, mise en évidence, dans les travaux d’Alain Girard[ix]. Il apparaît pour la plupart des auteurs précités, que la sociabilité est comme le support de la reproduction sociale.

Pour le sociologue, la sociabilité ne doit pas s’étendre comme la qualité intrinsèque d’un individu qui permettrait de distinguer ceux qui sont sociables de ceux qui le sont moins, mais comme l’ensemble des relations qu’un individu (ou groupe) entretient avec d’autres, compte tenu de la forme que prennent ces relations[x].

D’autres spécialistes pensent que le concept de sociabilité déroute par ambiguïté, car se cachent « des modèles divers qui s’affrontent, se contaminent ou plus simplement coexistent, suivant les époques, les lieux et les domaines »[xi].

En effet, l’étude de la sociabilité tend, très souvent, à décrire les liens sociaux, et laisse de côté l’analyse des mécanismes qui sous-tendent ces relations.

Il est important de souligner qu’il y a eu des chercheurs qui ont épinglé six types de relations de travail, de relations de service et enfin l’ensemble des autres relations.

À Brazzaville, la sociabilité se manifeste à bien des égards par les petits gestes de l’entraide quotidienne que par les témoignages de solidarité dans les situations pénibles de détresse et les démonstrations de bonheur dans les moments de joie.

Les grandes cérémonies familiales (baptêmes, cérémonies, mariages et funérailles) sont ainsi l’occasion de se retrouver ensemble que ce soit dans la joie, l’allégresse ou le malheur.

Elles assurent des solidarités entre des personnes et des familles de statut différent qui se manifestent par des témoignages de civilité et de solidarité effective ; une aide en travail et une contribution financière[xii].

Les cérémonies familiales constituent la principale circonstance où l’obtention est socialement tolérée, où il est légitime de se mettre en scène et de se faire voir. Il est ainsi fréquent de constater le blocage intégral d’une rue par l’installation en plein milieu, d’un chapiteau qui servira à célébrer une cérémonie familiale.

Avec ou sans l’accord des autorités municipales, la rue devient l’espace de la fête qu’on organise à l’occasion des cérémonies familiales (lors de la compensation matrimoniale, des funérailles, mariages). La faire ailleurs, dans un endroit quelconque, priverait la famille organisatrice du prestige social qui entraîne le déroulement de la fête dans son espace limitrophe.

Dans ces sociétés congolaises où la logique de l’honneur reste vivace et où la détention d’un capital social demeure déterminante, la renommée (c'est-à-dire le capital symbolique) qui justifie ce capital social est l’objet des stratégies les plus délibérées visant à préserver, à entretenir et à la faire fructifier[xiii]. Le renom est aussi le symbole du crédit de confiance accordé par le groupe, comme la suspicion est le signe du discrédit, de la méfiance qui « gâte » le nom[xiv]. Au principe des conduites d’honneur se trouve donc l’intérêt symbolique : toute famille a un intérêt vital à partager sa renommée ; c'est-à-dire à tenir son capital d’honneur à l’abri de la suspicion.

Au sein de cette nouvelle société urbaine, le capital symbolique est ce crédit de confiance, cette créance que la croyance du groupe accorde à celui qui lui donne le plus des garanties symboliques (et matérielles) de conformité à la valeur partagée.

Bien sûr, le capital symbolique prend aussi en compte la richesse et la sociabilité de l’autre, mais on s’attache avant tout aux qualités personnelles de l’individu dont on dit qu’elle ne peut être ni prêtées, ni empruntées[xv].

À Brazzaville, il s’avère que la sociabilité cérémonielle s’exprime surtout à l’occasion des grandes funérailles et mariages (traditionnel ou officiel) pendant lesquels la présence des simples relations et des lointaines connaissances est presque obligée. Mais en dehors du cercle restreint des parents proches, des amis, des voisins et collègues, la participation de tout le monde (homme et femme) est attendue.

Lors des cérémonies des funérailles, l’on constate plusieurs filières relationnelles en vue de constituer le recours tant recherché en période de malheur[xvi]. Aujourd’hui, pour le Brazzavillois, avoir des parents, des amis et des connaissances, être connu et honoré dans son quartier, admiré dans son lieu de travail est le signe de l’accomplissement personnel et de la réussite sociale.

Participer aux cérémonies constitue une forme de contrainte « masquée ». Pour les participants, c’est le moment tant attendu, pendant lesquelles tendances ascendantes ou descendantes de leur statut social vont s’inscrire dans l’exhibition des cadeaux signes[xvii].

Il s’avère que la manière dont est véhiculé les invités sur les lieux, les tenues qui sont portées par les amis et autres connaissances, les cadeaux apportés et la manière dont ils sont donnés, l’exhibition de l’argent, etc., signalent les différences statutaires évaluées selon un code de signification propre à une sémiologie locale de la richesse et du pouvoir où le cadeau est un exposant du statut social.

Le souci de se faire une réputation passe donc par l’impérieuse nécessité de dépenser plus que le voisin, l’ami, le collègue.

Il y a lieu de relever cet aspect majeur, lors des cérémonies, qui consiste en la consommation ostentatoire de repas et collations. En effet, la dépense ostentatoire constitue pour les familles un enjeu qui manifeste le rôle social qu’elle entend occuper dans la compétition urbaine.

Elle fonctionne comme un défi qui n’a de sens que dans la sphère cérémonielle constituée par des rivaux qui se considèrent comme des pairs[xviii]. Dans la logique du défi, l’obligation de rendre plus n’est ainsi, rien d’autre, que celle de se repositionner en meilleure place dans la hiérarchie locale de la renommée.

Tout le monde est donc donateur au prorata du capital symbolique qu’il possède[xix] et l’exhibition compétitive des cadeaux est motivée par le souci de la réputation d’honneur à conquérir ou à maintenir.

Ces pratiques ostentatoires qui ont pour enjeu, soit la conservation soit l’augmentation du capital symbolique de la famille, obéissent à des intérêts collectifs aussi vitaux que les stratégies successorales ou matrimoniales[xx]. C’est pourquoi, elles sont souvent économiquement, ruineuses : l’importance réelle de l’événement et son coût économique sont disproportionnés.

Il va de soi que l’enjeu de cette concurrence est d’accumuler plus de capital symbolique que les rivaux. En d’autres termes, le capital symbolique, c’est la renommée, la réputation d’honneur qui permet d’accumuler du capital social, lui-même une condition de la renommée.

Aussi faut-il mentionner la sociabilité du citoyen congolais dans les espaces publics anonymes. À cet effet, on constate que dans l’espace public, la communication n’est plus fondée sur le partage, mais sur l’échange. Les espaces publics, les voies et les places, sont des lieux d’appropriation collective constante, mais conflictuelle, et cette conflictualité est liée au fait que ce sont à la fois des lieux de vie, de travail, de circulation et d’échange.

À l’image de la sociabilité familiale, lieu tantôt  de mises en scènes et tantôt d’évitement, l’espace urbain est traversé par diverses formes d’éclatement du lien social autant que par des logiques multiples de socialisation.

Mais l’hétérogénéité ethnique de la ville de Brazzaville produit un brouillage statutaire qui permet à chacun d’entrer en concurrence avec presque n’importe qui. S’il existe plusieurs groupes ethniques ou familles installées dans un quartier donné, ce groupement permet de resserrer les liens de solidarité entre communautés urbaines et familles lignagères.

Toutefois, les nouveaux comportements sociaux des populations urbaines ne font pas disparaître l’esprit d’entraide et de solidarité. L’entraide, les convivialités et les pratiques de solidarité et de sociabilité sont indispensables dans cette société congolaise en pleine mutation où les survivances de la vie communautaire demeurent manifestes.

Pour les membres des groupes sociaux venus d’un même village ou d’un même département, la forme d’organisation sociale la plus concrète et la plus mondiale est celle qui fonde sur le système de cotisations périodiques et recourt aux  pratiques tontinières en vue de résoudre les problèmes urgents, au niveau familial, du service ou autre lieu de sociabilité. Les individus peuvent s’entendre pour verser une somme d’argent, afin de résoudre des problèmes socio-économiques.

Les nouvelles solidarités résultent sans doute de l’esprit auditionné. Phénomène social, elles sont également un phénomène économique, sociologique et ethnique.

Il y a lieu de se ramener au mbongui, regroupement d’individus dans lequel on pratique le partage de la nourriture, on prodigue des conseils, on apprend des proverbes et les bonnes manières, à vivre ensemble. C’est ici que se nouent les relations et les contacts entre les individus et que se manifestent certaines formes subtiles et discrètes de solidarité. Ce qui est plus frappant en ville, c’est une autre forme de solidarité qui se manifeste dans les circonstances malheureuses : l’ultime étape, le décès. On vient exprimer son soutien à la famille, et sa compassion aux amis : il s’agit également d’un partage.

Il faut ajouter à cela la dimension hiérarchique : en effet, la présence d’une notabilité locale à ces cérémonies donne toute sa mesure à l’événement. La manifestation symbolique de solidarité est d’autant plus importante. Dans chacun de ces cas, il s’agit indéniablement de manifestations de solidarité et d’aide mutuelle, mais on ne saurait ignorer leurs fonctions sociales. En effet la sociabilité et la solidarité affirment l’appartenance des individus à un groupe.

 

2. Le paradigme de solidarité : un concept ambigu

 

La multiplicité des formes de solidarité ainsi que le faible développement des études dans ce domaine expliquent la difficulté des chercheurs à pouvoir s’accorder sur le thème de solidarité. Pour certains, la solidarité est définie comme l’expression d’un projet commun à un groupe d’hommes. Pour d’autres la solidarité est le reflet d’un sentiment d’insécurité qui pousse un groupe d’individus à admettre une aide mutuelle, en gardant de cette façon une responsabilité réciproque. Une telle aide se manifeste le plus souvent dans les relations affectives et matérielles. La vie urbaine a apporté quelques transformations, mais elle n’a pas changé totalement grand-chose aux systèmes traditionnels : que l’on vive à la campagne ou en ville, les relations ethniques, sociales et familiales demeurent toujours prégnantes, malgré le relâchement des liens de parenté souvent observés en ville. Les distances spatiales ne constituent pas réellement un handicap majeur au développement des relations parentales et sociales susceptibles de favoriser l’entraide sous ses multiples facettes.

Dans le cas des solidarités familiales, la dépendance mutuelle que lient les individus concrets s’étend à tous les domaines. Dans la mesure où les aspects affectifs et contractuels de la solidarité se manifestent de façon particulièrement visible sur le marché du travail, certains auteurs[xxi] ont été conduits à qualifier l’économie africaine d’économie de l’affectivité.

Il s’avère que cette expression sous-entend l’existence d’un réseau de soutien et de communication ainsi qu’une interaction au sein de groupes structurés et unis par un ensemble d’obligations réciproques, organisés sur la base d’intérêts familiaux, lignagers, ethniques, religieux ou politiques communs.

La solidarité permet l’insertion des membres de la communauté dans la société marchande à partir des critères d’affinités plus que de qualifications ou de rentabilité matérielle directe. On note que R. Mathieu et F. Colonna[xxii] ont présenté la solidarité comme un atout majeur des populations africaines dans la capacité des individus à s’adapter aux transformations de la société moderne et à résister à la crise socio-économique actuelle. R. Mathieu perçoit l’existence de ces réseaux d’entraide comme la clef qui permet d’expliquer comment le continent africain a pu survivre en dépit du bouleversement qui le secoue aujourd’hui.

Bien vaste notion que celle des « solidarités » qui englobe quantité de rapports sociaux et fait intervenir des groupes homogènes ou hétérogènes, de manière naturelle, héritée, subie ou choisie.

Traditionnellement, les communautés villageoises, comme bien d’autres intérêts, regroupent des acteurs d’horizons socioculturels divers, que de multiples liens de solidarité font se rencontrer et œuvrer de concert. Il est certain que ces solidarités villageoises s’imbriquent, se concurrencent parfois, se complètent souvent, faisant du village un « théâtre de choix pour les étudier ».

Il s’agira avant tout, du point de vue théorique de définir la notion de « solidarité » comme l’une des relations entre personnes ayant conscience d’une communauté d’intérêts, qui entraîne, pour les unes, l’obligation morale de ne pas découvrir les autres.

Ce terme de solidarité ne doit pas se confondre avec celui de sociabilité, comme cela est trop souvent le cas. En effet, les solidarités émanent des sociabilités, mais n’en constituent qu’une composante particulière. Si la solidarité relève du principe de relations entre personnes, elle n’implique pas forcément de dépendance réciproque.

Certains historiens[xxiii] ont étudié les solidarités villageoises dans le midi de la France et définissent la sociabilité comme « l’attitude générale d’une population à vivre intensément les relations publiques ». Par contre, les solidarités villageoises représentent des liens sociaux formels ou informels, officieux ou officiels établis entre plusieurs personnes dans un but d’entraide, de soutien mutuel, de secours, de défense d’un intérêt commun. Il faut dire que ses liens sociaux peuvent se matérialiser de manière très diverse et apparaître dans des circonstances variées.

Des anthropologues[xxiv] soulignent le lien étroit de solidarité à celle de sociabilité : l’un et l’autre terme ne peuvent être dissociés. En effet, la solidarité s’exprime dans le champ de la sociabilité, qui est au sens large, l’ensemble des relations sociales entre les individus.

Sur les modes de vie des populations urbaines congolaises, diverses formes de solidarité s’expriment dans les lieux de socialisation (marchés, églises, entreprises, administrations).

Observer un phénomène qui prend toute sa réalité dans une entité humaine élargie, c’est l’ensemble des solidarités susceptibles de s’entrecroiser, de se confronter ou de se compléter dans un espace donné qui nous intéresse dans notre étude. Les travaux réalisés par les ethnologues et les sociologues sur ce thème ont apporté un éclairage conséquent sur certains concepts souvent mal appréhendés dans d’autres disciplines. La vie urbaine a apporté quelques transformations, mais elle n’a pas changé totalement grand-chose aux systèmes traditionnels que l’on vit à la campagne. Elles demeurent toujours prégnantes malgré le relâchement des liens de parenté souvent observés en ville par certains sociologues ; les distances spatiales ne constituent pas réellement un handicap majeur au développement des relations parentales et sociales, susceptibles de favoriser l’entraide sous ses multiples facettes.

Au Congo, les relations de solidarité villageoises sont vécues à travers, par exemple la parenté. La parenté étendue grâce aux relations d’alliance, au nombre d’enfants ou le lignage qui constitue chez certains groupes ethniques ou communautés urbaines, la base du principe de l’organisation des quartiers.

Ainsi à Brazzaville, l’on retrouve des quartiers occupés par des groupes ethniques homogènes ou provenant d’une même aire culturelle. Certains liens de parenté font que les groupes ethniques reconstituent leurs villages avec leurs us et coutumes au sein des quartiers en milieu urbain.

 

2.1. Les solidarités familiales

 

Il s’avère qu’au Congo, on remarque deux ou trois générations cohabitent, ainsi que des collatéraux (le frère resté célibataire vivant avec les autres, ou encore des orphelins de la famille recueillis et intégrés à la maison). Dans ce groupe, chacun a son rôle. Ainsi, la famille est constituée par l’ensemble des personnes issues d’un ancêtre commun. Elle comprend un certain nombre de foyers, les esclaves et parfois des individus eux-mêmes sans famille y sont admis en raison de leurs bons antécédents et de leur bonne conduite.

Dans cette définition, les liens de consanguinité n’apparaissent pas comme étant déterminants.

Différents types de familles peuvent être considérées : famille élémentaire ou nucléaire, qui s’inscrit à l’intérieur d’un autre type de famille : famille composée de deux ou trois familles nucléaires articulées autour d’un polygame. Au sein de la fratrie, il suffit qu’un membre de la famille soit en difficulté, les autres lui viennent en aide. Parfois, une seule bourse, tenue par le chef de famille sert à entretenir tout le monde. Le plus souvent, les solidarités familiales se matérialisent lors des périodes de crise (soutien moral ou financier, prêts d’argent…). Elles s’opèrent aussi pendant la veillée funèbre où tous se retrouvent pour échanger des liens affectifs (jeu, histoire, commérage).

Elles prennent également vie lors des grandes fêtes familiales (mariages, retrait de deuil…) ou des funérailles qui permettent de renouer le contact avec ceux qui sont partis. Parmi les membres du clan familial, si tous vivent cette solidarité tout à fait naturellement, celle-ci profite plus à certaines personnes.

Le chef de famille, doté d’importantes responsabilités, jouit d’une notoriété certaine, tandis que tel autre se sacrifie pour le groupe et renonce à y échapper, à se singulariser. Si tous bénéficient de l’entraide familiale mutuelle, tous n’en retirent pas les mêmes fruits.

Force est de constater que la famille restée au village, et la partie vivant en ville sont liées par l’entraide et la nécessité de sortir les membres du groupe de la précarité. L’institution familiale se transforme de plus en plus en groupe d’entraide plus ou moins cohérent. Cette situation nous semble vérifiable dans toutes les villes congolaises.

Il semble donc que les caractéristiques de la famille urbanisée, dans la période coloniale, se soient maintenues, cependant sa place paraît être concurrencée par l’importance des groupements et amis, peut-être parce que la famille urbanisée tend de plus en plus, à se limiter aux parents proches.

L’entraide familiale pouvant être soit occasionnellement temporelle, soit permanente. Il s’avère que l’entraide familiale se perpétue en ville, sans impliquer forcément une aide financière directe, mais plutôt une prise en charge d’individus qui viennent vivre au sein de la famille.

Il s’avère que le maintien de liens survit avec la parentèle étendue (urbaine et villageoise) et apparaît comme une réponse adaptative aux nouvelles conditions de vie en milieu urbain où la solidarité communautaire[xxv] élargie, en tant que système informel de sécurité sociale et de crédit mutuel, permettait de faire face aux nouveaux « aléas et aux nouveaux impératifs de l’existence citadine ».

S’il existe plusieurs groupes ethniques ou familles installées dans un quartier donné ; ce regroupement permet de resserrer les liens de solidarité entre communautés urbaines et familles lignagères.

Aujourd’hui, les revenus salariaux des ouvriers et agents de la fonction publique suffisent à peine à leurs besoins et ils aspirent au statut de hauts fonctionnaires ou de techniciens supérieurs. Ils sont engagés dans la conversion généralisée et permanente de l’économique et du social pour se constituer un « capital social », aussi ont-ils tendance à percevoir l’obligation de solidarité avec la parentèle villageoise comme du parasitisme familial.

Brazzaville tend à produire un espace public pourvu de contraintes et doté de principes de fonctionnement privilégiant l’individualité et l’efficacité dans une mobilité qui s’impose à tous les citadins. Il est à noter la galopante urbanisation qui  favorise le cosmopolitisme et offre aux individus des possibilités d’émancipation inédites à travers l’attente émergence d’une société civile composée d’agents économiques, la mercantilisation des rapports de production et la monétarisation des relations sociales.

Cependant, la solidarité volontaire qui se substitue de plus en plus aux sociabilités imposées ou héritées se réalise sous des formes différentes selon l’appartenance ethnique, sociale et politique. Il s’avère que ce sont les milieux sociaux urbanisés de longue date et de niveau socioculturel élevé qui bénéficient pleinement des possibilités d’émancipation offertes.

Par la ville, les couches sociales urbaines, celles qui sont en « haut du haut » de la hiérarchie sociale sont majoritairement inscrites dans des formes de socialité horizontales, associatives et transethniques, tandis que les couches les plus démunies, les manœuvres et les artisans sont inscrits dans des formes de sociabilité verticales et des solidarités communautaires.

 

2.2. Lien social et solidarité

 

Au Congo comme dans la plupart des pays d’Afrique, la perpétuation des liens familiaux et des appartenances communautaires dans les grandes métropoles africaines ne cesse de surprendre. Ceci est dû au fait que l’État et la société globale ont été incapables de mettre en place des mécanismes institutionnels de protection sociale et de redistribution des revenus qui auraient pu créer un lien social par-delà la parenté.

Au-delà de cette défaillance qui a grandement contribué à la perpétuation et au renforcement des logiques communautaires néo-traditionnelles en milieu urbain, l’État n’a rien fait pour promouvoir des espaces sociaux et symboliques d’identité citoyenne suffisamment attractifs[xxvi].

On peut signaler que l’avènement du capitalisme a laissé sans protection les travailleurs congolais les plus démunis qui ont dû maintenir leurs solidarités communautaires sous des formes adaptées au nouveau contexte. Nous remarquons que les couches sociales les plus démunies également ont dû maintenir leurs solidarités communautaires sous des formes adaptées au nouveau contexte.

Par ailleurs, l’État a fonctionné selon un mode néopatrimonial de redistribution clientéliste[xxvii]. C’est, en effet, par le canal des identités familiales ou des appartenances religieuses, ethniques et politiques que les fonctionnaires octroyaient aides financières, emplois, passe-droits et faveurs diverses qui permettaient d’inscrire les acteurs individuels dans le système social global[xxviii].

Les solidarités familiales de type communautaire n’ont donc pas été dépossédées de leurs fonctions de production économique et de reproduction sociale, elles conservent de ce fait leur monopole de l’identification sociale et symbolique des citadins.

Quant aux solidarités urbaines, elles sont fondées sur des relations interpersonnelles s’appuyant sur la coopération à des activités communes et bien qu’elles se passent plus par le canal des relations de dépendance personnelle vis-à-vis de la classe des aînés, elles s’appuient toujours sur les relations de parenté et d’alliance.

 

2.3. La solidarité communautaire

 

C’est dans ce registre de la sociabilité familiale et communautaire que les individus sont constitués en acteurs sociaux plus ou moins autonomes et dotés d’un minimum de cohérence individuelle.

Contrairement aux autres liens sociaux, le lien de parenté présente la propriété tout à fait singulière d’être assignée à la naissance. De ceci découlent les caractères d’exclusivité et d’irréversibilité qui le caractérisent et font que chacun est dans sa parentèle, le pôle du système d’attentes réciproques que tisse la solidarité et donc le lien avec tous les autres.

Si l’échange social qui caractérise ce système repose diachroniquement sur une solidarité transgénérationnelle, synchroniquement, il est profondément inégal.

Il s’avère que des systèmes nécessitent que la créance circule toujours de haut en bas et la dette de bas en haut de la hiérarchie statutaire[xxix]. Toute sa vie, un cadet  est débiteur, il doit toujours s’attendre à donner à ses parents plus âgés, tandis que l’aîné créancier s’attend à recevoir : le sens du don et de son inverse la dette, est irréversible et confère à la sphère familiale, sa cohésion.

Ainsi les rapports aînés/cadets ne reposent donc pas sur l’exploitation économique, mais sur le monopole par l’aîné du centre de décisions, des biens matrimoniaux notamment[xxx].

Il découle de ceci que la solidarité familiale est également subie et la réciprocité souvent contrainte : on donne parce qu’on se doit, soi et ses ressources aux aînés et que ceux-ci ont toujours sur soi une sorte de droit de propriété.

Le caractère inconditionnel de la solidarité familiale vise à assurer la sécurité des membres du groupe au détriment de la liberté des individus : de fait, elle s’oppose à l’autonomisation du citoyen. La domination des aînés, la contrainte qu’ils exercent sur leurs cadets vise à réduire l’incertitude qui entoure leur propre avenir. Tandis que cette même incertitude est entretenue par les cadets eux-mêmes dans leur tentative d’échapper à l’emprise des aînés.

Aujourd’hui à Brazzaville, les seules garanties de solidarité sont assurées par la famille étendue. Pour une bonne part, la sécurité matérielle, l’identité, le statut social et la réputation du citadin moyen dépendent de sa capacité à tenir sa place et son rang au sein de sa parentèle en s’acquittant de ses obligations communautaires.

Mais, il faut se dire qu’entretenir le lien avec tous ces parents nécessite de nombreuses fréquentations et des civilités de toutes sortes dont la plus importante est la participation active aux cérémonies familiales : baptêmes, mariages et funérailles.

La maternité, la maladie ou la vieillesse et le décès sont autant d’occasions de prouver la solidarité. Le décès d’une personne dans un village entraîne particulièrement le déplacement des foules de parents et des villages environnants. Chacun veut apporter sa contribution en signe de solidarité. Dans les centres urbains, cette solidarité paraît plus forte. Les visites à un malade à l’hôpital, l’assistance morale ou financière à un voisin éprouvé, la présence à la morgue pour la levée du corps et l’accompagnement de la dépouille mortuaire au cimetière sont autant d’actes qui, loin d’être le fait du hasard, répondent à une solidarité existante entre la partie qui donne et celle qui reçoit.

Chacun doit savoir rembourser ce qu’il doit à autrui. Quiconque n’a jamais fait preuve de solidarité est condamné à vivre isolé. Il ne peut pas jouir de la solidarité des autres. On ne peut donner qu’à celui qui a fait preuve de solidarité envers les autres. On ne peut donner qu’à celui qui donne, et non à celui qui ne sait que recevoir, car la société n’accepte ni l’égoïste, ni le parasite.

Le tissu socioculturel congolais, convient-il de rappeler, est marqué par la solidarité clanique, la hiérarchisation en aînés/cadets, etc. Il repose sur 4 paliers : la communauté de sang (relations d’alliance entre époux, relation de filiation unissent les parents aux enfants, relations de consanguinité unissent les enfants entre eux), la communauté de lieu (fondée sur le voisinage), la communauté de l’esprit (fondée sur l’autre et le véhicule du consensus) et les institutions/le mariage).

 

2.4. Émergence des réseaux sociaux

 

Le réseau n’est pas un terme nouveau d’organisation ou de relations. Dans l’usage courant, la notion de réseau était associée à des types de relations construites à travers des organisations secrètes réservées à un nombre limité de personnes. Le réseau était alors un système relationnel basé sur la confiance, la solidarité entre les membres, etc. C’est ainsi que dans le domaine du kitemo ancien en tant qu’association, l’on décèle le caractère secret de l’institution à l’image des groupements occultes d’intérêt. Il s’avère que ce réseau connaît une célébrité à partir du moment où les individus éprouvent le besoin d’une solidarité profonde pour mettre à profit leurs desseins macabres ou funestes. Appelons par convention réseau, ces multiples formes d’appartenance[xxxi]. Chaque individu est inséré dans de multiples réseaux, dont chacun est porteur de solidarités, et de pressions correspondantes.

Le problème est que l’exigence de solidarité de réseau est si forte que quiconque ne la respecte pas envers un membre d’un des réseaux auxquels il appartient est réprouvée, et fait l’objet d’une pression forte et soutenue de la part de tous les membres du réseau.

Il s’avère que les réseaux de solidarités interpersonnelles sont vivaces en Afrique. Bien sûr ils sont loin d’être négligeables dans les pays occidentaux ; mais leur extension y est nettement inférieure : repli sur la famille nucléaire, enfermement dans des cercles restreints d’amis et de connaissances proches, absence de relations entretenues avec les voisins. Divers facteurs induisent une sociabilité plus faible dans les pays occidentaux que dans les pays africains.

Il est difficile de donner une définition précise du terme « réseau » qui « devrait désigner en toute rigueur l’ensemble des liens établis entre des personnes, et non, comme l’usage s’en est imposé, l’ensemble des personnes avec qui l’individu interrogé est en contact ». Pour Alain Degenne, lui, estime qu’il faut se cantonner à l’étude de petits groupes, en prenant en compte, non plus les relations entre individus, mais les relations entre groupes considérés comme acteurs collectifs[xxxii].

Pour lui, il s’agirait d’identifier quels membres appartiennent à plusieurs groupes et assurent la continuité et la réalité du réseau.

Michel Forsé note que « les relations qu’une personne entretient avec les autres sont de type varié ». Aller au-delà de la description sociographique consisterait donc à s’interroger sur les principaux facteurs qui affectent la sociabilité des réseaux des acteurs.

Cependant, l’importance de ces réseaux de sociabilité au Congo, en particulier dans les grandes villes (Brazzaville, Pointe- Noire) déborde le seul cadre de la famille, qui est pourtant comme chacun sait, fort étendue et dont les pressions et sollicitations ne se laissent guère oublier[xxxiii].

L’on note entre gens de promotion (camarades d’école, de lycée, de faculté…) se tissent des liens qui se prolongent jusqu’à la retraite et parfois dans les moments les plus difficiles de la vie quotidienne.

Les solidarités nées de l’appartenance à une même association, à une même église ou confrérie, à un même parti politique prennent aussi leur place, comme celles qui lient les ressortissants d’un même département ou localité.

Or, non seulement ces diverses formes de relations interpersonnelles sont particulièrement étendues et procurent à chacun un capital de relations sociales plus soudées que dans d’autres pays, mais encore elles comportent une obligation morale quasi généralisée d’assistance mutuelle.

Ce qui se passe concrètement dans nos villes, qu’on ne saurait refuser un service, une faveur, un coup de pousse à un parent, à un camarade de village, à un ami. On ne saurait plus refuser tout cela à quelqu’un qui vous est envoyé de la part de l’un d’entre eux. Il s’avère que le cercle de ceux à qui on se sent obligé de rendre service devient important. Le système apparaît donc celui d’un échange généralisé de services, petits ou grands, qui ont en général la forme de passe-droits officiellement prohibés. On peut considérer qu’un service constitue une aide, une assistance apportée à un individu qui se trouve en difficulté ou dans le besoin.

Dans l’acceptation la plus générale, rendre service à une personne, c’est donc l’aider. Les services témoignent de la tolérance et de la réciprocité. Ils renforcent les rapports sociaux. L’échange de services suppose le maintien d’une certaine fraternité entre citoyens. Il est associé à une sorte de marché informel entre deux individus qui y trouvent chacun leur compte. Généralement, les échanges de services ont souvent lieu entre des groupes restreints.

Il paraît important de reconnaître que l’échange des services constitue un comportement sociable et favorable au renforcement des rapports sociaux. Comme le souligne M. Mauss, les « individus échangent des politesses, des festins, des rites, des femmes, des danses, des fêtes dont le marché n’est qu’un des moments et où la circulation des richesses n’est qu’un terme de contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent »[xxxiv].

Généralement, les services ou mieux l’échange de services touchent les aspects matériel, moral et financier. Il arrive parfois que certains parents confient de l’argent à un membre de la famille en vue d’exercer un petit négoce ou une autre activité.

Ce qui semble évident dans la société congolaise, que tous ceux qui bénéficient des services des autres leur soient reconnaissants et cultivent davantage l’esprit de solidarité et d’entraide. En principe les services rendus visent la cohésion sociale ou familiale.

Il s’avère que lors des cérémonies de joie ou de malheur, face au nombre important des invités qui participent aux dites retrouvailles, l’on importe verres, tables et chaises qui proviennent des voisins du quartier en vue de témoigner leur assistance. Aussi, doit-on[xxxv] souligner que tout acteur social submergé par des problèmes moraux, économiques… recourt le plus souvent à la parentèle familiale, comme le note Chombart de Lauwe : « les liens de parenté qui se reconstituent ou se maintiennent en milieu urbain ont une grande importance d’autant plus grande qu’ils rattachent les individus à leur milieu traditionnel et qu’ils leur donnent dans la vie un moyen de résister à l’écrasement d’un nouveau cadre d’existence qui leur est étranger ».

La sociabilité est incontestablement un élément majeur, mais la compréhension du phénomène serait incomplète sans la prise en considération des réseaux, entendus au sens d’un entrelacement[xxxvi] parfois complexe de relations sociales et d’interactions entre les individus. On peut dès lors entrevoir l’importance des réseaux qui se sont constitués pendant l’indépendance, mais aussi après le passage à l’ère monopartite.

Ces réseaux sont complexes et parfois associés à des considérations d’ordre économique et politique. On apporte le plus souvent du soutien et de l’aide à des parents ou amis de la même sensibilité.

Les réseaux de solidarité et d’assistance mutuelle connaissent une floraison remarquable dans les quartiers de Brazzaville. Les enquêtes réalisées à ce propos en 1997 permettent de dire que sur 860 personnes ayant répondu à la question suivante : « appartenez-vous à une mutuelle ou à un muziki ? »[xxxvii]. Près de 1 chef de ménage sur 2 en milieu urbain est membre d’un réseau de solidarité et d’assistance mutuelle.

Les réseaux de solidarité d’assistance mutuelle sont constitués des associations, des groupements d’intérêts communautaires, des associations religieuses, des syndicats et des muziki. L’idée centrale des réseaux de solidarité et d’assistance mutuelle est l’entraide réciproque et l’assistance morale des membres. Cette stratégie bénéficie d’une grande reconnaissance de la part de ses membres. Dans les milieux extra familiaux, cette solidarité est aussi pressente. On rencontre le plus souvent à Brazzaville, entre camarades de promotion, camarades d’écoles ou de casernes, de travail, de quartier… des liens de solidarité et d’assistance mutuelle. De même, les solidarités nées de l’appartenance à une même corporation, à une secte, à une même association de ressortissants d’un même village ou département existent également. Leur importance et leur rôle ne sont plus à démontrer.

À partir de nos enquêtes dans les deux agglomérations de Brazzaville, nous n’avons pas décelé l’exclusion de la population de toute forme de sociabilité (fréquente pas régulièrement des membres de sa famille proche, reçoit rarement ou jamais des amis ou des relations, ne participe à aucune association). Cela revient à dire que quasiment tout le monde est intégré dans un réseau relationnel, quel qu’il soit (famille, amis, associations,). Il ne se trouve donc personne qui puisse se passer du contact avec les autres. En somme, aucun individu ne se trouve complètement isolé. Si en milieu urbain, chacun se « débrouille » toujours pour ne jamais se retrouver complètement isolé, il faut dire que les différentes formes de sociabilité sont assez liées entre elles, comme si l’ouverture aux autres était une prédisposition qui pouvait se décliner dans plusieurs dimensions (vie quotidienne, famille, amis, association…).

Il n’y a qu’à observer lors des événements malheureux tels que les funérailles d’un membre, pour saisir la portée de la solidarité qui existe entre les membres de la famille et les collègues pour en tirer une conclusion. Le degré d’implication est tel que pour un observateur, il est parfois difficile de faire la distinction entre la famille biologique et cette nouvelle forme de famille. L’existence de réseaux de solidarité se manifeste à tous les niveaux de la société congolaise. Les formes les plus anciennes s’orientaient autour de la famille élargie, du lignage ou du clan. Quelles que soient les ethnies considérées, la parenté apparaît surtout comme un type de relations sociales, qui ne coïncide jamais complètement avec la consanguinité. Du point de vue anthropologique, deux individus sont parents lorsque l’un descend qu’ils (ou affirment descendre) d’un ancêtre commun[xxxviii].

Au Congo, il se trouve qu’il existe deux régimes bien distincts qui se répartissent entre différents groupes ethniques : le système matrilinéaire pour les populations méridionales (entre Brazzaville et l’océan Atlantique) les Kongo - et le système patrilinéaire pour les populations septentrionales les mbochis, les Makoua, les Sangha.

Il s’avère que la fonction des formes de solidarité était d’assurer l’insertion sociale des individus en leur assignant un rôle, une activité économique, une série de droits et de devoirs vis-à-vis des autres membres de la communauté. En décryptant la mort en tant que phénomène social dans la société africaine en général et congolaise en particulier, en ce sens qu’elle est une affaire non seulement individuelle, mais aussi communautaire.

En ville, l’organisation des rites funéraires exige beaucoup de sacrifices tant du côté humain que du côté matériel. Il faut s’attendre à beaucoup de services de la part de chaque membre de la communauté et l’existence des dépenses matérielles en vue d’organiser ces rites couvrant la période depuis l’annonce du décès d’un individu jusqu’à l’enterrement et au retrait de deuil.

En l’absence des crédits bancaires, beaucoup de brazzavillois s’adonnent à la pratique tontinière en vue de faire face à ces besoins. À partir de la tontine, l’individu se sent capable d’affronter certaines difficultés financières. Ensuite, la communauté villageoise a introduit en ville un système de cadeaux contractuels, grâce auquel est canalisé tout échange de services et de biens matériels durant les rites funèbres.

Les cadeaux réciproques se font aussi lors des événements (malheureux ou récréatifs) dont le but est de cimenter les relations sociales.

L’assistance (les échanges et les contrats) se fait sous forme de cadeaux et de services, en théorie volontaire, mais en réalité obligatoire. En d’autres termes, la prestation n’implique pas seulement l’obligation de rendre les cadeaux reçus, mais elle en suppose deux autres aussi importantes : obligation d’en faire, d’une part ; obligation d’en recevoir, de l’autre. Car tout[xxxix] présent, service ou assistance reçu est obligatoirement rendu.

L’enquête effectuée à Brazzaville en général et dans les deux agglomérations de Bacongo et Ouenzé révèle l’existence de quatre cercles relationnels : le foyer, la famille, les amis et les associations. On a repéré les variables suivantes : les liens dans le ménage, la famille, les amis, les associations.

On a tenté de cerner un portrait de la sociabilité des Brazzavillois. Tout d’abord, trois congolais sur quatre partagent leur foyer avec au moins une autre personne. En ce qui concerne la taille des ménages, on constate que globalement, plus d’un ménage sur deux compte en moyenne au moins, quatre personnes (57 %). Ce sont les ménages de quatre individus qui sont proportionnellement les plus nombreux puisqu’ils représentent 15 % de l’ensemble des ménages. Cette proportion des ménages de quatre individus est légèrement plus élevée à Pointe-Noire (17 %) qu’à Brazzaville. (15 %).

La plupart des congolais rencontrent régulièrement des membres de leur famille proche : les trois quarts reçoivent au moins une fois par mois des parents ou des amis et près d’un sur deux appartient à au moins une association quelconque.

Il est important de souligner que les couples avec enfants constituent l’essentiel des ménages où vivent ensemble plusieurs individus. Beaucoup de congolais plutôt reçoivent de façon épisodique des membres de leur famille. Non seulement, la famille congolaise constitue une institution importante, mais il n’en reste pas moins que ce sont les mêmes citoyens qui déclarent que la famille reste le seul lieu où l’on se sente à l’aise. Mais elle constitue aussi l’un des principaux vecteurs de sociabilité, puisque pratiquement personne ne déroge au rituel des retrouvailles au sein de la parenté. Il faut dire que plusieurs facteurs interviennent sur le taux de fréquentation de ses proches : la  taille du ménage, la situation matrimoniale, le revenu mensuel, le lieu de résidence et la situation professionnelle.

Il est à noter que la famille congolaise est constituée par l’ensemble des personnes issues d’un ancêtre commun. Elle comprend un certain nombre de ménages et de célibataires[xl]. Différents types de familles peuvent être considérées : famille élémentaire ou nucléaire qui s’inscrit à l’intérieur d’un autre type de famille, et famille composée ou étendue qui forme le noyau du groupe  faisant partie des parents éloignés et des étrangers. Il arrive parfois que la cellule familiale ne suffit pas à assumer les exigences que réclament certains travaux domestiques. Il faut alors en appeler à l’aide des voisins pour obtenir un service qui trouve sa justification dans la réciprocité. Les voisins, les membres d’une association participent également à certaines cérémonies, ils se rendent utiles lorsqu’une famille est en difficulté, ils aident à l’organisation des mariages, des enterrements… Liens totalement informels et pourtant primordiaux dans le quotidien du Brazzavillois.

Lors d’un décès, on vient exprimer son soutien à la famille, et sa peine entre amis : il s’agit également d’un partage. Il faut ajouter à cela la dimension hiérarchique : en effet, la présence d’une personne importante du quartier ou de l’association à ces cérémonies donne toute sa mesure à l’événement.

 


 

[i] PAQUOT, Thierry, (1997), Dossiers sur l’École de Chicago, Revue Sciences Humaines, n° 70 mars.

[ii] SIMMEL, Georg, (1989), Les grandes villes et la vie de l’esprit, in Philosophie de la modernité, Paris, Payot.

[iii] SIMMEL, Georg, (2001), Sociologie, Paris, Gallimard, p. 43.

[iv] FORSE, Michel, (1993), « La fréquence des relations de sociabilité, typologie et évolution », l’Année Sociologique, Vol. 43, p. 247.

[v] HERAN, François, (1998), « La sociabilité une pratique culturelle », Économie et Statistique, n° 216, p. 33.

[vi] BANZOUZI, Jean-Pierre, (2006), Le kiosque dans les quotidiens des Brazzavillois, Une ville à reconstruire, éd, R.E. Ziavoula, Paris, l’Harmattan, p. 174.

[vii] ELIAS, N. (1998), La société des individus, Paris, Fayard, 1998.

[viii] DEGENNE, Alain et FORSE, Michel, (1994), Les réseaux sociaux, Paris, A. Colin, p. 38.

[ix] GIRARD, Alain, (1981), Le choix du conjoint, une enquête psychosociologique en France, Paris, PUF.

[x] DEGENNE, Alain et FORSE, Michel, (1994), Les réseaux sociaux, Paris, A. Colin, p. 38.

[xi] BOZON, Michel, (1982), La fréquentation des cafés dans une petite ville ouvrière, ethnologie française, n° 2, p, 145.

[xii] VUARIN, Robert, « Recourir à la sociabilité coutumière », in Brunet Juilly Joseph (dir.), Se soigner au Mali, Paris, Karthala-ORSTOM, p. 65.

[xiii] BOURDIEU, Pierre, (1979), La distinction, Paris, Ed. Minuit.

[xiv] BOURDIEU, Pierre, Op. cit.

[xv] BOURDIEU, Pierre, (1979), La distinction, Paris, Ed. Minuit, p. 46.

[xvi] VUARIN, Robert, Op. cit.

[xvii] BAUDRILLARD, Jean, (1970), La société de consommation, Paris, Gallimard, p. 29.

[xviii] GODBOUT, Jacques, (1992), Du don, Paris, La découverte.

[xix] MAUSS, Marcel, (1989), Essai sur le don, sociologie et anthropologie, Paris, PUF.

[xx] KOROSEC-SERFATY, Perla, (1991), « Espaces publics et complexité sociale », Espace et Sociétés, n° 62-63.

[xxi] CHASTELAND, Jean-Claude, (1993), Politiques de développement et croissance démographique en Afrique, Paris, PUF.

[xxii] MAHIEU, François-Régis, (1991), Fondements de la crise économique en Afrique Noire, Paris  L’Harmattan.

[xxiii] Colloque, Les solidarités, le lien social dans tous ses états, éd., P. Guillaume, Bordeaux, 16-17, juin 2000.

[xxiv] AGULHON, Maurice, (1969), Un mouvement populaire au temps de 1848, Histoire des populations du varan dans la Première moitié du XIXe siècle, Thèse pour le doctorat, Paris Sorbonne. Cf. également : AGULHON, Maurice et BIDIGUEL, Maryvone, « Les associations au village », in Association des Ruralistes français, (1978), Association et vie sociale dans les communes rurale, Actes du colloque de Lille, Paris, Actes Sud-PUF.

[xxv] VUARIN, Robert, Recourir à la solidarité coutumière, op, cit.

[xxvi] BAYART, Jean-François, (1989), L’État en Afrique : La politique du  ventre, Paris, Fayard.

[xxvii] MÉDARD, Jean-François, (1991), « L’État néo-patrimonial en Afrique Noire », in Jean François Médard (dir.), États d’Afrique Noire Formation, mécanismes et crises, Paris, Karthala, p. 323.

[xxviii] MARIE, Alain, « Les structures familiales à l’épreuve de l’individualisation citadine », in Marc Pilon et al (eds), (1997), Mélanges et familles en Afrique. Approches des dynamiques contemporaines, vol, n° 15, Abidjan, ENSEA-INS-ORSTOM-UDR, p, 279.

[xxix] La parentèle est un groupe de parenté centré sur « égo » et formé de tous ses parents qui attirent à travers un lien de filiation ou d’alliance avec lui, la parentèle n’est pas, comme le groupe domestique, un groupe de résidence ni un groupe organique, mais elle sert à réglementer l’exogamie des mariages et l’affluence aux baptêmes et funérailles.

[xxx] NKALOULOU, Bernard, (1984), Dynamique paysanne et développement rural au Congo, Préface de Dominique Desjeux, Paris, l’Harmattan, p, 57.

[xxxi] OLIVIER DE SARDAN, Jean-Pierre, (1996), « L’économie morale de la corruption en Afrique », in Politique Africaine, n°63, Karthala, octobre, p. 105.

[xxxii] DEGENNE, Alain, (1983),  Sur les réseaux de sociabilité, RFS, Volume 24, N°24-1, pp. 109-118.

[xxxiii] FORSÉ, Michel, (avril 1981), « La sociabilité », in Economie et Statistique, n°132, pp. 39-48.

[xxxiv] MAUSS, Marcel, (2004), Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 4ème èd., p. 151.

[xxxv] CHOMBART DE LAUWE, Paul-Henry, (1969), Des hommes et des villes, Paris, Payot, p, 210.

[xxxvi] N. Cournil, Op. cit.

[xxxvii] DOULOU, Victor et coll., (2000), « Stratégies alternatives de lutte contre la pauvreté au Congo », in Études et Travaux, RPS/AOC N° 7, p, 7.

[xxxviii] ODEYÉ, Michèle, (1985), Les associations en villes africaines. Dakar et Brazzaville, Paris, L’Harmattan, p. 65.

[xxxix] MAUSS, Marcel, (2004), Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris, 11ème éd., p, 151.

[xl] RÉPUBLIQUE DU CONGO, (2006), Enquête démographique et de santé du Congo. (EDSC-I), 2005, Brazzaville, juillet, p. 15.

 

 

 
  

 

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