Michel MILANDOU

Économiste

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L’AFRIQUE NOIRE EST MAL PARTIE

Ou le difficile décollage économique d’un continent si riche

 Une réflexion à partir de R. DUMONT, S. MBAYE,

A. MEMMI et A. C. ROBERT

 

Organisations non gouvernementales (Ong), sommets internationaux (Système des Nations Unies, G7, G8, etc.) sur le développement, crise économique, programmes d’ajustement structurel devenus ensuite « stratégie de réduction de la pauvreté »  (SRP) pour rendre la thérapie plus « soft », dette, initiative PPTE, points d’achèvement avec le FMI, etc., voilà les rengaines qui meublent le quotidien des centaines de millions de personnes sur le continent. La plupart de ces populations vivent dans le dénuement total dans un environnement où le progrès est possible ;  même le Sahel n’est pas un environnement peu propice au progrès, au regard des performances de certains pays désertiques et des actions entreprises par des associations et ONG dans cet espace dominé par l’hostilité de la nature. Or, au lieu du progrès, c’est de l’assistance que ces peuples vivent, alors même que divers ratios, par exemple celui sur le nombre de diplômés par 1000 habitants, se sont améliorés considérablement.

 En 1962 René Dumont a écrit un plaidoyer pour l’Afrique. Même si l’actualité n’a jamais démenti le titre de son ouvrage, il faut resituer le diagnostic de l’auteur dans son époque et son contexte c’est-à-dire le lendemain des indépendances. Ce recadrage m’inspire alors la réflexion suivante :

·       premièrement, ce qui semble être dans la logique de l’observation, me fait penser à un coureur de fond, qui doit faire un choix car le défi à terminer la course est très palpitant.

  • deuxièmement, ce qui me parait plus proche de la philosophie africaine et Kongo en particulier, qu’au cours de ce marathon, si au bout d’un temps donné, le coureur n’a pas la ligne d’arrivée en mire, il doit se résoudre à une analyse critique pour rectifier la stratégie pour  terminer la course au moins sur l’honneur ou pour son amour propre. De même que le proverbe dit qu’il est plus sage de revenir à la croisée des chemins quand on se sent perdu.

D’où le questionnement qui suit :

Qu’est-ce qui a pu bluffer l’imagination de l’auteur pour affirmer que l’Afrique noire était partie tout de même, ce qui lui fit apprécier le départ et affirmer que c’est un départ manqué ? Est-ce les indépendances ? Les indépendances et les politiques économiques et sociales de développement étaient-elles empreintes de mimétisme ? Pouvait-il en être autrement ?

Au moment où les territoires coloniaux accèdent à l’indépendance, ils souffrent d’une absence cruelle de compétences locales. La puissance coloniale passe donc le témoin aux africains mais reste omniprésente affublée d’un nouveau titre : « assistance technique ». Cette dernière sera elle-même débordée de toute part par les experts d’organismes internationaux de développement et autres expatriés et cabinets d’études soi-disant experts en développement. L’attitude de la France qui cherche à protéger par tous les moyens ce qu’elle considère comme son pré carré provoque ainsi la guerre de l’assistance technique qui se traduit par des points de vue et des conseils souvent divergents voire contradictoires sur la voie pour construire un État et atteindre le décollage économique.

De ce fait les dirigeants africains se trouvent enfermés dans une certaine logique, celle qui les contraint à continuer l’œuvre du colon ?

Pour comprendre ce mauvais départ, il faut analyser les facteurs clé suivants : le salariat, l’école et la monétarisation de la vie quotidienne.

1. Le salariat

Je n’ai pas connaissance d’une étude analytique qui soulève des interrogations sur le bien fondé de ce processus. L’économie moderne est introduite dans cette ère sociale par la transformation du travail en marchandise, ce qui est une vraie nouveauté. On n’insiste pas assez là-dessus que le salariat est le fait économique qui précède tout dans cet espace social. Il est suivi de l’impôt presque immédiatement. Et socialement, le salariat ouvre sur les consommations extérieures, pendant que sociologiquement, il créé l’individu.

Si économiquement il s’agit d’un moment important de la transformation de la société locale, le salariat a des conséquences sociologiques plus pernicieuses : c’est l’emprisonnement parfait de la société et de l’individu qui est né, dans un système de projection sociale vers un bien-être qu’on imagine exclusivement dépendant du salariat.

2. L’école

Je m’abstiens d’user du terme plus globalisant et mondialisant de « éducation » et son corollaire « formation ». Il me revient qu’en ce temps là, au lycée, un climat d’émulation délétère enveloppait les élèves : ceux qui étaient dans des séries scientifiques étaient hautains envers les autres ; et dans la série, ceux qui dominaient la classe ne l’étaient pas moins envers leurs compères. Et je ne crois pas me tromper de dire que ce climat est encore celui qui enveloppe ces anciens élèves devenus professeurs. Et depuis, personne n’a fait preuve d’un travail de rétrospective sur soi, pour ne serait-ce que voir pourquoi il fallait être hautain quand on sait qu’on est rien d’autre qu’un alphabétisé.

L’Afrique noire est mal partie du fait d’avoir pris des virages qui ne mènent à rien : le colonisateur avait érigé des écoles pour former la main d’œuvre nécessaire à l’exploitation coloniale. Et ce fonctionnalisme habite le fameux système éducatif jusqu’à présent. D’autant mieux qu’il s’assujettit au salariat. Ceux qui ont été déformés se mettent à reproduire avec beaucoup de mélancolie la déformation : l’école post-coloniale déforme et les formateurs de la déformation sont des autochtones. Dans ces conditions, poser la question de l’utilité de l’enseignement d’économie, de littérature, de biologie, du droit, etc., dans leur forme connue tout au moins, est proche de l’apostasie.

Personne ne s’étonne du fait qu’un nombre impressionnant d’agrégés en médecine n’a pas contribué à faire reculer le taux de mortalité ; ainsi qu’à apporter des réponses satisfaisantes au fait du retard économique de l’Afrique par des économistes férus de la modélisation ; ainsi qu’à susciter l’espoir sur le plan agricole par la sélection des variétés culturales les plus performantes eu égard aux conditions climatiques par les ingénieurs agronomes. On voit plutôt des diplômés exiger le meilleur traitement salarial qui soit, exiger leur recrutement dans la fonction publique alors que celle-ci est fortement pléthorique. Des diplômés qui vont jusqu’à immoler sur l’autel du bien-être leurs diplômes, drapés du prétexte tout trouvé de la responsabilité des politiques quant au développement global.

Qu’est-ce qui lui reste à faire, à cette Afrique noire ? À s’entraîner sur le start-up ? À revenir à la croisée des chemins ?

3.  La monétarisation de la vie quotidienne

On aura beau martelé que la monnaie c’est la vie tout simplement, on ne peut s’empêcher de s’étonner des convictions qui animent les enseignants d’économie africains quand ils sont devant l’auditoire des étudiants. Ils décrivent des faits monétaires historiques en les dépouillant de l’histoire : on entend «  seigneuriage, lettre de change, le bilan de la banque, l’actif financier, la dette, le refinancement, la monnaie fiduciaire, le chèque », etc.

À l’exception de la République de Guinée et de la République démocratique du Congo, la monnaie utilisée en Afrique francophone est le franc Cfa. Les étudiants ont l’air hébété de l’apprendre ; c’est une découverte inédite de savoir que de par le monde existe une flopé de monnaies qui sont à la base des opérations de change dans le cadre des échanges internationaux. Ils connaissent la monnaie par les pièces et billets qui servent dans les échanges quotidiens. Ils ont du mal à concevoir que d’autres moyens de paiement que ceux là puissent être des vecteurs de la valeur : le chèque continue de susciter la méfiance dans la société congolaise et la carte bancaire qui s’introduit peu à peu l’emporte sur le chèque parce qu’il permet de disposer des billets qui sont les seuls à donner la mesure réelle de la richesse.

Depuis quelques temps, on assiste à une résurgence de la rengaine contre le franc CFA pour expliquer l’échec du développement économique ;  l’histoire de la monnaie franc Cfa est exhumée à des fins expiatoires. Pour les partisans de cette thèse, le franc Cfa est facteur de sous-développement, car instrument d’exploitation, de contrôle et de domination des économies nationales africaines par l’ancienne puissance coloniale, la France. Il faut le dire, on passe ainsi d’une construction économique (la monnaie, c’est le cœur de toute économie), à une construction politique, car dans la monnaie, il n’y a pas d’exploitation ; il n’y a que la récurrence monétaire. Le compte d’opérations est politique et c’est cela qu’il cachait dès l’origine et qui apparaît avec force aujourd’hui. Est-ce cela la croisée des chemins ?

Ainsi, l’Afrique est face à l’Afrique. Mais un face à face difficile à assumer si l’on en croit Memmi : « la colonisation carence le colonisé et la plus grave de ces carences est celle qui le place hors de l’histoire et de la cité et qui fait que le colonisé hésite,…, avant de reprendre son destin entre ses mains ».

Note bibliographique :

  • Dumont, R., (1962), L’Afrique noire est mal partie, Paris, Seuil,

  • Memmi, A., (1957), Portrait du colonisé et du colonisateur,

  • Mbaye, S., (2009), L’Afrique au secours de l’Afrique, Le livre équitable, 2009.

  • Robert, A-C., (2006), L’Afrique au secours de l’Occident, Paris, Les éditions Ouvrières.

 

 

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