Adama AYIKOUÉ

Professeur de Lettres,

Gestionnaire du Patrimoine

 

 

 

 

L'occultisme comme source d'inspiration

dans " La Rumba des amours interdites" de Simon AYENA-AMEVO

 

«  Y a –t-il un sens à ce que quelqu’un s’épuise le regard à débroussailler les arabesques de l’esprit humain, à diagnostiquer le heurt des évènements les uns contre les autres, ahurissant carambolage de faits pouvant conduire aux plus merveilleux accomplissements comme aux pires catastrophes ? »[i] C’est par cette interrogation dans le numéro 96 du magazine Madame d’Air France qu’Isabelle POTEL se demande les raisons du bien-fondé de la réflexion autour du travail du critique littéraire. Une fois qu’une œuvre est éditée, elle tombe dans le domaine public avec une appropriation collective. Ainsi tout lecteur peut ouvrir la porte de l’œuvre  avec toutes ses clés. Dans ce cas de figure, il s’agira d’analyser le recueil de nouvelles La rumba des amours interdites de Simon AYENA AMEVO sous l’angle de l’occultisme. D’aucuns parleront d’ésotérisme, de spiritisme, d’alchimie, de magie ou tout simplement du surnaturel. Ainsi, l’occultisme dans notre état d’esprit est justement ce qui n’est pas naturel, ce qui dépasse ou qui ne s’explique pas par les lois naturelles connues. Parmi les quatre nouvelles du recueil (« La ballade de l’avorton » ; « La rumba des amours interdites » ; « L’ombre de sa silhouette » et «Le cri fusillé »)  trois passent la rampe occulte véritablement.

1. La ballade de l’avorton

Il s’agit d’un occultisme qui accueille le lecteur d’abord dès le début de la toute première nouvelle « La ballade de l’avorton » qui évoque les liens fusionnels de tendresse et de complicité entre un bébé et sa mère d’une part ; le bébé et son jouet (qui a des dons de métamorphose) d’autre part : « parfois, je regardais ma mère avec des yeux attendris pleins de sortilège » (p. 10). Ici, c’est le bébé même qui donne le ton avec ce décor mystique.

Ensuite, ce sera le tour du jouet qui est une « souris en peluche(…) cette peluche devenait une souris vivante» (p. 12) : « après le départ  de maman, cette peluche reprenait vie et venait me griffer. Je criais, je pleurais et laissais tomber la tétine. La vilaine bête la prenait dans son museau, ma tétine à moi, et elle tétait à son tour. Elle devenait la maîtresse de la maison en l’absence de maman. Jamais, Ahoéfa ma pauvre mère ne sut rien de ces curieuses métamorphoses. Dès qu’elle sentait sa présence, la souris se cachait. Elle revenait aussitôt après que maman s’en allait. Ma compagne dans ces moments de solitude, se prenait pour un familier de notre foyer et, peu à peu elle le devenait, à tel point que je finissais par accepter sa compagnie et même l’aimer» (p. 12).

Ce sentiment de dépendance affective est allé jusqu’à la collaboration qui était devenue précieuse dans la croissance et l’épanouissement du bébé : « notre amitié devenait très forte au moment où je commençais à me déplacer. Je pouvais me lever et m’asseoir tout seul (…) Tout ceci, c’était ma compagne qui me l’avait appris». Grâce au jouet magique, « maman qui ne voyait qu’une banale souris en peluche à mes côtés ne comprenait rien. Du coup, elle s’étonna vraiment de me voir descendre du lit sans aucune assistance» (p. 13). Ces prouesses du bébé obtenues grâce à son coach étaient tellement appréciées par la mère.

Enfin, la compagne du bébé avait même commencé par sentir un danger venir : « assurément, la brave bête pressentait un danger imminent. En fin de compte, je vis ma vieille compagne s’en aller. S’en aller pour toujours avec une lourde tristesse (…) la mystérieuse souris » (p. 16) avait pressenti la mort d’Ahoéfa, la mère de son ami. A la fin de la nouvelle, le bébé confirme la mauvaise nouvelle : « c’est fini, c’est bien fini, notre amour. Je ne la reverrai plus, ma pauvre petite mère » (p. 18).  

Ce thème de la métamorphose, ce changement de forme, de nature ou de structure telle que l’objet, la chose (ou la personne) n’est plus reconnaissable, a été aussi traité dans la littérature par l’écrivain tchèque d’expression allemande, Franz KAFKA dans sa nouvelle (encore une !) La Métamorphose[ii] : un matin, Grégoire Samsa, commis voyageur, se lève pour aller au travail mais se rend compte que durant la nuit il s’est métamorphosé en un monstrueux insecte. Dans le cas d’espèce de la souris en peluche de Simon AYENA AMEVO, il est question d’une nature morte qui devient une nature vivante, une souris en vraie tandis que chez Franz KAFKA, il s’agit d’une métamorphose entre deux natures vivantes de deux espèces différentes : un homme qui s’est métamorphosé en un insecte ! Nous pouvons ainsi prêter à la toute première nouvelle « La ballade de l’avorton », les mots de Bernard MAGNIER qui qualifiait ce genre de récit d’ « à la fois fantasque et réel, irréel et vrai »[iii]

L’auteur de tout récit a à sa disposition plusieurs choix narratifs.  Celui qu’il adopte ne saurait être innocent. Si l’on convient que le roman ou la nouvelle est une œuvre de fiction, l’initiative d’opter pour un récit fantasmagorique ou onirique dont le narrateur autodiégétique est un reflet presque exact de l’innocence de l’enfance résonne comme une revendication identitaire dans laquelle l’auteur dévoile ostensiblement les assignations relatives à son passé d’ancien séminariste. Simon AYENA AMEVO ne s’est t-il pas engouffré dans le sillon creusé par Sony Labou Tansi qui affirme dans un entretien accordé à la revue Mweti en 1980 : « Je pratique la religion de la vie. A cause de cela mon écriture est en quelque sorte occulte »[iv] ?

La suite de l’analyse est consacrée à la troisième nouvelle dans l’ordre de succession.

2. L’ombre de sa silhouette

C’est l’histoire d’Athalie, une brave et jeune enseignante de collège fraichement sortie de l’Ecole Normale Supérieure qui regagne son lieu d’affectation et qui en réalité était décédée il y a trois mois de cela. Le lecteur attendra jusqu’au dernier paragraphe de la dernière page avant de réaliser que la jeune professeure n’était qu’une revenante qui venait de boucler le premier trimestre dans son établissement.

Mais pourtant le titre « l’ombre de sa silhouette » sonnait déjà comme un avertissement pour le lecteur. Par la même occasion, les indices laissent transparaitre ce qui pourrait ne pas être une gratuite et innocente course poursuite entre Athalie et une bande de chiens comme la scène est décrite par le narrateur qui n’est personne d’autre que Kokoutsè, un de ses élèves qui avait l’habitude de l’accompagner: « une horde de chiens se jeta impétueusement à notre poursuite (…) Madame courait devant moi (…) Essoufflée, Madame se jeta par terre » (p. 47). La symbolique du chien n’est elle pas significative dans le cas d’espèce de la nature singulière du personnage ? Les chiens n’ont-ils pas le don de flairer et peut être de pister les revenants dans les milieux traditionnels en Afrique ?

Les faits, les gestes et les attitudes de Madame la professeure intriguaient son élève : « je m’en allai. Mais je me retournais de temps en temps pour épier son regard singulier qui m’interpellait sur un sujet dont je n’arrivais pas à bien cerner les contours. Que me cachait-elle, cette brave enseignante ? (…) Je m’en allai sans trouver de réponse plausible à ce regard étrange qui épinglait mon pauvre cœur d’adolescent. J’arrivai au collège le lendemain tout triste» (p. 50).

Ce fut en dernier ressort l’Inspecteur de l’Enseignement qui apporta la réponse aux interrogations de l’élève Kokoutsè : « la voiture de Monsieur l’Inspecteur de l’Enseignement vrombit à l’entrée. L’homme sortit précipitamment et s’avança vers les enseignants. Il tenait en main le quotidien local La marche des canards et un petit bout de papier jaune qu’on me montrera plus tard : le télégramme !... ». Ce sont des preuves indubitables et irréfutables comme quoi Mademoiselle Athalie était bel et bien une revenante, un fantôme. La nouvelle a fait l’effet d’une bombe : « nos enseignants paraissaient tous décontenancés à la vue de ces documents qu’on venait d’apporter. Certains voulaient arracher leurs cheveux, d’autres, leur barbe. Tellement, ils avaient du mal à croire ce message télégraphique et surtout cette page nécrologique du quotidien qui montrait bien photo et nom de leur charmante collègue. C’était une nouvelle inattendue qui ne laissait personne indifférent » (p. 51).

Kokoutsè qui était devenu presque l’enfant adoptif de Madame  a eu l’insigne honneur de constater par lui-même qu’Athalie était une revenante : « à la vue de la photo de Madame dans le journal, à la lecture de son nom sur la page nécrologique, je m’écroulai par terre ; je hurlais, je sanglotais tout en criant son nom. L’émotion me rendit fou » (p.52). La belle enseignante était véritablement un fantôme comme le conclut sous forme de verdict le tout dernier paragraphe du récit : « ce mardi matin-là, personne n’arrivait vraiment à accepter cette vérité étrange ; la vérité selon laquelle cette jeune enseignante du nom de mademoiselle Athalie Z… qui bouclait son premier trimestre dans ce C.E.G. de la Préfecture, fût déjà décédée depuis trois bon mois à la suite d’un accident de voiture, alors qu’elle regagnait son tout premier poste de travail, dans cette verdoyante région de Wawa, toute heureuse et confiante en son avenir » (p. 53).   

S’agit-il d’Athalie, la reine de Juda (841 – 834 av. J.-C.), fille d’Achab et de Jézabel qui fit périr toute la descendance de la famille royale pour prendre le pouvoir ; son petit-fils Joas, réchappé du massacre, fut proclamé roi et la fit mettre à mort ? Cette histoire qui a inspiré une tragédie à RACINE, a-t-elle inspiré également cette nouvelle à Simon AYENA AMEVO ?

Le thème de « l’ombre fantomatique de la silhouette » (p. 53) a été aussi développé par l’écrivaine  sénégalaise Aminata Sow FALL dans son roman le Revenant[v]. Honnête employé des postes, Bakar ne tarde pas à dépenser plus d'argent qu'il n'en gagne afin de subvenir aux besoins extravagants de son entourage. Il se met à puiser dans la caisse de son employeur et se retrouve en prison pour détournements de fonds. Du coup, il est rejeté de tous, surtout de ceux qui avaient largement profité de sa prodigalité. Dès lors Bakar est bien décidé à rendre la monnaie de leur pièce à ceux qui l'ont abandonné. Ainsi, il simule le mort en orchestrant une mise en scène qui fera croire à tous qu’il est bel et bien mort en se suicidant et son « fantôme » revient hanter de manière vindicative ses proches qu’il juge d’ingrats.

La réalité d’une certaine vie après la mort a toujours été un sujet qui taraude l’esprit du genre humain. Sony Labou Tansi n’a-t-il pas écrit dans son recueil de poème, Poèmes et vents lisses : « Il n’y a pas de mort, ça nous l’avions toujours su»[vi] ?

La dernière nouvelle, relative à une divinité, évoque également la symbolique de la mort.

3. Le cri fusillé

La trame du récit tourne autour de la divinité « Egu ». L’auteur spécifiait dans sa note en bas de page : « Egu, un dieu du peuple ifè ou yorouba » (p. 68). Egu est d’origine yorouba et son culte est né dans la région d’Oyo, au Nigéria. Il est la divinité de la mort violente : accident de la route, noyade, blessure violente causée par un outil tranchant. Sa fonction est d’honorer les morts, il inspire la crainte et le respect. On a comme l’impression qu’on est dans un couvent de la divinité Egu. Simon AYENA AMEVO plante déjà le décor dès le début de la nouvelle : « tout est paganisé. Bien entendu, je parle de ces rites païens qui, depuis ma tendre enfance interdisaient de crier(…) Ces authentiques fils du terroir qui, lors des rituels vaudous, dansent dans le feu, pieds nus sur les braises ardentes » (p. 56). L’avertissement vient confirmer la nature même de la divinité Egu : «  alors, vous n’avez même pas de décence pour les esprits de la nuit. Vous les mettez en colère. Ils ne vous le pardonneront pas. Je le jure, l’immuable dieu Egu va se lever pour la vengeance » (p. 58). L’occultisme dans le récit se concrétise véritablement à travers la réincarnation : « oui, des fils incarnés du dieu Egu lui-même (…) ils avaient grandi dans le sein maternel, à la suite de cette triple immaculée conception dans le corps de trois jeunes filles vierges » (p. 59). La nature surnaturelle de ces trois enfants n’est plus à démontrer : « à leur naissance, à minuit pile, dans une nuit d’encre, ils portaient tous trois une barbe et des dents (…) un mystère flagrant qui entache leur enfantement » (p. 59).

Ce sont trois garçons, Kléver, Limoa et Lixsoi. Ils sont véritablement hors du commun avec des œuvres d’art atypiques : « ils avaient prévu, le premier de présenter un tableau fait d’ailes de papillon ; le second, un tableau fait de plumes d’oiseau ; et le troisième un tableau fait de poils de divers animaux et des écailles de poisson » (p. 61) Avec la nature particulière de cet art plastique, on se croirait dans un marché aux fétiches quelque part à Akodessewa à Lomé, une autre source d’inspiration pour le nouvelliste ? Qui sait ?

Conclusion

L’occultisme sous toutes ses formes est présent tout au long des trois nouvelles que nous avons analysées. Albert CAMUS a reconnu : « Avoir des idées c’est donné à tout le monde. Mais les faire rentrer dans une œuvre, garder cette continuelle maîtrise du créateur, c’est cela qui fait l’écrivain »[vii]. Ce travail de l’écrivain, Simon AYENA AMEVO l’a réussi avec un style assez poétique sur toute la ligne. Des patronymes, toponymes, glossonymes, ethnonymes, des marques trans-codiques et des champs lexicaux propres à des cultures topiques togolaises, à l’univers des empreintes qui attestent de son identité, l’optimisme a bel et bien sa place comme nous le signifie le nouvelliste à la fin de son dernier récit, «Le cri fusillé » : « mon espoir me rassurait que le jour, ce jour-ci, se lèvera bientôt sur la tombe où la nuit l’avait enterré (…) un cri est porteur de vie » (p. 67).  Et à Théo ANANISSOH qui semble trouver la juste formule : « Semer des germes de conscience par le style et la pensée est donné à si peu »[viii].


 

[i] « Note de lecture » d’Isabelle POTEL à propos du roman Expiation de l’écrivain britannique Ian Mc EWAN parue dans le numéro 96 du magazine Madame d’Air France.

[ii] La Métamorphose, Franz KAFKA, Editions Gallimard, Paris, 1938.

[iii] Bernard MAGNIER, revue Notre Librairie N° 53, mai - juin 1980.

[iv] Sony Labou Tansi, « Rencontre avec SONY LABOU TANSI  ou une écriture plurielle», revue Mweti, Brazzaville, N° 250, 1er mars 1980.

[v] Le Revenant, Aminata Sow FALL, Editions NEA, Dakar, 1976, 125 p.

[vi] Sony Labou Tansi, « Prière », Poèmes et vents lisses, Collection « Le Traversier », Solignac, Editions le Bruit des autres, 1995, p. 13

[vii] Albert CAMUS, Olivier TODD, Albert CAMUS, une vie, biographie, Paris, Gallimard, 1996, p. 215-216.

[vii] Théo ANANISSOH, Lisahohé, Paris, Gallimard, 2005, p.60.

 

 

 

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