Adama AYIKOUE

Professeur de Lettres,

Gestionnaire du Patrimoine Culturel

 


 

PHOTO DE GROUPE AU BORD DU FLEUVE[i]

 

D’EMMANUEL DONGALA OU PHOTO DES « MAHEU »

 

Avec son nouveau roman, l’auteur de Jazz et vin de palme a voulu écrire une œuvre sur le peuple en général et sur le petit peuple en particulier, celui des femmes ; un roman « politique », « socialiste » qui aborde des thèmes des luttes sociales à l’instar de Germinal[ii]

d’Emile Zola. En quoi ce nouveau roman de l’écrivain congolais Emmanuel Dongala, Photo de groupe au bord du fleuve ressemblet-il à ce que nous nous pouvons appeler un « Germinal africain » ?

I. Photo de groupe au bord du fleuve

Méréana casse des pierres tout au long de la journée dans une carrière au bord d’un fleuve africain. Autour d’elle quinze femmes. Elles ne se connaissent pas. Peu à peu on découvrira quelles mésaventures les ont conduites à devenir ces forçats qui réduisent en gravier les pierres du fleuve. Lorsque le Président de la République de ce pays décide de construire un aéroport international et que les prix des matières premières se mettent à flamber (y compris celui des prostituées venues des pays voisins), ces femmes décident de doubler le prix de leur sac de gravier. Les hommes qui les achètent pour une bouchée de pain ne l’entendent pas ainsi. Bagarres. Coups. Humiliations. Tortures. Emprisonnements. Tirs. Les femmes au bord du fleuve se mobilisent et ne céderont pas. Seize femmes puissantes. Elles ont choisi Méréana comme porte-parole. En revendiquant une hausse du prix de leur travail, elles mettent à mal les traditions, qui veulent que la loi de l’Etat soit une chose et la loi ancestrale une autre. Il s’agit de l’odyssée d’une femme brusquement propulsée à la tête d’un mouvement de revendication qui finira par ébranler le pouvoir traditionnel. Avec ce superbe roman, Emmanuel Dongala porte un coup terrible au pouvoir des hommes en Afrique. Il donne ainsi raison à Martine Aubry dans son livre Le Choix d’agir : « Le mouvement ne peut pas venir seulement de la sagesse ou de la puissance de quelques uns, mais de notre capacité collective à capter les attentes et les énergies de chacun, même des plus effacés (...) La responsabilité est la capacité, le droit et le devoir reconnus à chacun de prendre sa vie en main. »[iii]

II. Germinal d’Emile Zola

Machineur sans travail, Etienne Lantier arrive à Montsou. Il se fait engager au Voreux, une fosse où il découvre la misère des mineurs symbolisée par une famille : celle des Maheu. Il va partager la vie de cette famille de mineurs et faire son apprentissage de la révolte, qui est aussi celle des Maheu. Du grand père Bonnemort à la petite Alzire en passant par Maheu, le chef de famille lui-même, la Maheude, Léonore, Henri, Jeanlin et Cathérine. Les enfants, et même les filles comme Cathérine Maheu, descendent au fond. De ce point de vue, Etienne Lantier sympathise bientôt avec un petit groupe de militants et se lance dans la propagande révolutionnaire. Le problème des moyens d’action se trouve posé, certains s’inspirent de la pensée de Marx et de l’idéal de l’International ouvrière qui veut enseigner aux ouvriers à s’organiser pour être forts, tandis que d’autres à l’image du mécanicien Souvarine tire de la lecture de Bakounine une violence nihiliste. Lorsque les patrons, à la faveur de la crise économique, essaient de baisser les salaires, la grève éclate à la fosse du Voreux et se prolonge malgré la misère des corons. La troupe intervient pour briser une marche de la faim et tire, faisant des morts et des blessés. C’est la défaite et bientôt la reprise du travail qu’essaie de saboter Souvarine en noyant les puits… et les mineurs. A ce thème des luttes sociales se mêlent les passions personnelles qui, dans le dénuement de la mine, se déchaînent surtout autour des filles. Ainsi le destin de Cathérine Maheu se joue t-il entre Lantier et Chaval dans un combat à mort. Après la mort de Cathérine, usée par le travail au fond, Lantier quitte la mine, et, malgré l’échec provisoire des mineurs, dans la lumière d’une campagne éclatante de vie, il songe avec espoir à l’avenir en germination.

III. Il y a du Zola Chez Dongala

Le travail de la mine tout comme celui qui consiste à casser des pierres dans la carrière gâche les existences en autant de gestes répétitifs, en heures de sueur et de souffrance contre une rétribution de misère. Jamais les qualités artistiques d’Emmanuel Dongala, son sens des ensembles et de la puissance épique n’avaient atteint cette perfection. Jamais non plus son engagement politique n’avait été aussi net. Il dénonce les violences sexuelles, l’hypocrisie religieuse, la tyrannie en général et celle du mariage en particulier, l’oppression domestique. Il y a les beaux livres et les grands livres. Les livres qui peuvent changer une vie et ceux qui peuvent changer la vie. L’écrivain congolais ne se contente pas ni des étiquettes, ni d’une toile de fond : romancier, il ne tombe jamais dans le didactisme, ne verse pas dans l’exotisme, se garde de tout idéalisme. Bref, il contourne ces « ismes » qui réduisent la pensée à des slogans, tracent une ligne de démarcation entre le bien et le mal, le noir et le blanc.

A propos du monde des femmes du roman de Dongala, Photo de groupe au bord du fleuve, nous pouvons évoquer ce que Danielle Mitterrand écrivait concernant les mouvements de la jeunesse de mai 1968 en France :

« En son temps avec sa révolution, cette génération a bien fait de secouer le cocotier, non pas qu’elle aspirât à y monter, mais plutôt parce qu’ils voulaient en faire descendre ceux qui s’y accrochaient. Ceux qui ne semblaient pas bien entendre, loin des difficultés de la population et d’une jeunesse qui rêvait d’un autre monde. »[iv]

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[i]  DONGALA Emmanuel, Photo de groupe au bord du fleuve, Actes Sud, Paris, 2010, 340 p.

[ii]  ZOLA Emile, Germinal, Pocket, Paris, 1998, 547 p.

[iii]  AUBRY Martine, Le Choix d’agir, Albin Michel, Paris, 1994, pp. 51-56.

[iv] MITTERRAND Danielle, En toutes libertés, Editions Ramsay, Paris, 1996, p. 122.

 

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