Adama AYIKOUE

Professeur de Lettres,

Gestionnaire du Patrimoine

 


 

L’ESPACE DANS LES YEUX DU VOLCAN DE SONY LABOU TANSI

 

Le personnage principal dans le roman Les yeux du volcan de Sony Labou Tansi pose la plupart de ses actes dans un environnement aéré et qui est loin d’être privé de lumière. L’histoire, comme l’affirme l’auteur, se passe à Brazzaville[1]

Le lecteur découvre dans l’œuvre une ville foncièrement fictive du nom de Hozanna. Dans cette ville en question, le personnage principal, appelé le colosse, passe la majeure partie de son temps au dehors. Le colosse fait trois fois par jour le tour de la ville accompagné d’une foule considérable. Dès son arrivée à Hozanna, le colosse met beaucoup de temps pour sillonner la ville à la recherche non pas d’une chambre pour loger mais plutôt d’un espace libre, d’un terrain nu à l’image de « sa » cour de récréation du lycée des Libertés où il finira par implanter sa tente. La foule ne pouvant pas tenir sous la tente, reçoit les salutations du colosse au dehors à l’air libre. C’est un cadre qui traduit la clarté, la lumière et la transparence. L’espace dans lequel le colosse passe son temps est relativement étendu et assez vaste.

Son entrée dans la ville de Hozanna lui permet de faire la connaissance d’un nombre suffisamment grand d’espaces, de rues, d’avenues, de quartiers : « la rue de la Paix » ; « le marché aux Chiens » ; « l’ancien quartier des Hollandais » ; « le quartier Haoussa » ; « le rond-point des Musiciens » ; « le marché des Popo » ; « la colline des Soixante-Mètres » ; « le bois d’Orzengi » ; « la rue des Poissons-Chats » ; « la rue des Arcades » ; « le cimetière des Maires » ; « la rue des Bougainvillées » ; « l’avenue des Aérogares » ; « l’avenue des Soixante-Mètres » (pp.11-12) entre autres. On sent que le colosse prend un réel plaisir à savourer ses temps qu’il passe au dehors, loin de toute construction close et hermétique. Pour respirer l’air du dehors en plein poumons, le colosse « faisait ses trois tours de ville journaliers » (p.57), et ce, en compagnie d’une foule d’admirateurs :

L’homme s’ébranla comme une tornade. Il emprunta la nationale 1, traversa en trombe le quartier des Hollandais, et son percheron collait à ses trousses. Les voitures s’arrêtaient pour laisser passer le coureur, sa bête et ses foules. Les coureurs avaient l’air d’une horde de Peaux-Rouges. Devant le collège Agostino, le colosse, sa bête et la marée de curieux qui les suivaient exécutèrent un virage à l’angle droit sur la gauche, prenant l’avenue de l’Abbé-Ivonne, puis celle de la Montagne-Sainte. (pp.56-57)

Même si la durée de chaque jogging n’est pas précisée par le narrateur, les trois sorties journalières du colosse l’obligent à passer le plus souvent que possible son temps au dehors. Pendant ses séances de salutations, le colosse sacrifie le plus claire de son temps et se met au service de la foule. Il lui arrive de prendre son thé tout en continuant par serrer les mains :

Au milieu du cinquième jour, le colosse demanda à son cuisinier qu’il lui apporte une tasse de thé et un quignon de pain. L’homme but son thé, mangea son pain sans arrêter de serrer les mains. Quand la main qui mange se fatiguait, il saluait avec la main qui ne mange pas. Le maire et le juge, prisonniers de l’opération, agissaient exactement comme le faux colonel Pedro et le colosse. Au sixième jour, nous commencions à voir dans les rangs des serreurs de mains les gens du pays des Yogons, ceux de Nsanga-Norda, ceux de Vasière, les ressortissants de la baie aux Lottes, ainsi que ceux de Tombalbaye. Le dimanche, arrivèrent le monde des îles, celui de Solitudes, l’Eldouranta et des îles du Diable. Au cours de la deuxième semaine, le faux colonel, qui n’en pouvait plus de saluer les foules, demanda au colosse la permission de fermer l’œil durant une nuit. (pp.129-130)

Le colosse passe près de deux semaines sans intégrer sa tente ce qui signifie que de jour comme de nuit, il passe son temps à saluer la foule. Tout porte à croire que le colosse tire son inspiration du dehors car à la place d’un appartement ou d’une maison qu’il peut acquérir, l’homme s’approprie légalement une cour de récréation dépourvue de toute forme de bâtisse. Et pour respecter cette tradition de grandeur et d’immensité, le colosse préfère « monter une tente énorme. » (p.16) Si le colosse reçoit ses visiteurs sous cette tente, la plupart du temps, la foule qui l’accompagne envahit le peu de place qui reste dans la cour du lycée. C’est ce que le lecteur remarque pendant la première visite que reçoit le colosse, celle du maire en présence de la foule. De jour comme de nuit, cette foule campe dans la cour afin de se sentir proche de son idole. C’est ainsi que même à la mort du colosse, cette foule attendait devant un feu de camp :

Dehors, la nuit était calme. Des foules qui voulaient serrer la main du colosse tôt le matin continuaient à jaser autour des feux de bois. Ils avaient entendu les six coups de la pétoire, mais les visiteurs du colosse, notamment l’adjudant Benoît Goldmann, ayant la sale coutume de jouer avec leurs armes en tirant dans le vide des rafales entières, les oreilles avaient fini par s’habituer. Quand le thé fut prêt, Lydie Argandov en remplit une tasse pour le cadavre et une autre pour elle-même. Le fou but la part du cadavre. Mille cris d’insectes bordaient la nuit d’interminables vrombissements. De nouveaux feux de bois s’étaient tissés dans la cour du lycée.

  • Colonel Sombro, dit le fou au cadavre, je m’excuse. Mais vous êtes trop humain pour mener une révolte. Vous tergiversiez depuis trois ans. C’est impardonnable.  (p.164)

Le fait que l’auteur choisisse de décrire ce tableau de nuit n’est pas du tout un effet de hasard car c’est pour mettre en relief le décès du colosse du moment où le colonel Sombro alias le colosse quitte la lumière du jour pour sombrer dans les ténèbres,  autrement dit qu’il passe de vie à trépas. En analysant le titre choisi par l’auteur nous pouvons faire un rapprochement entre les yeux et la lumière. Le volcan dispose d’un cratère qui comporte, selon qu’il est en activité, une larve incandescente. Cette incandescence fait jaillir une lueur qui rappelle suffisamment la lumière du jour. Ceci prouve que le cadre dans lequel évolue le récit est un cadre largement éclairé, aéré et vivante car les yeux constituent un symbole de lumière et de vie. Le cratère incandescent d’un volcan en éruption tient lieu des yeux pour ce dernier et le vivifie par la même occasion. Un volcan qui vit est un volcan en éruption et la portée de cette éruption délimite clairement un « espace qui tue ».[2] L’interprétation de ce clin d’œil à la lumière que témoigne le récit de Sony Labou Tansi nous mène sur la piste de l’espoir et de la prospérité :

Même par rapport aux espaces urbains d’Hozanna, de Hondo-Norte ou de Tombalbaye, et en dépit de tout ce qu’on en a dit dans les pages précédentes, tout n’est pas désespérant. Ainsi voit-on le colosse prophétiser pour « notre ville », un avenir où l’on fera droit à la justice, où la ville connaîtra une transformation en profondeur, symbole d’une ère de prospérité pour le pays tout entier.[3]

Hozanna comme symbole représentant l’espace d’action du récit est disputé entre deux camps opposés notamment les Autorités de la ville représentées par le maire et son adjoint d’une part et le colosse avec ses partisans d’autre part. Cette mésentente a un seul point d’achoppement qui est la ville de Hozanna : le maire revendique sa propriété privée :

  • D’accord, monsieur, dit le maire avec un sourire sans sel. Vous êtes en règle. Et que faites-vous dans ma ville ?

  • Depuis quand existe-t-il des villes pour un seul type, monsieur le maire ? dit le colosse.

    Ses yeux avaient pris une lueur d’huile chauffée et bougeaient à fleur d’orbite.

    L’homme fit le geste d’offrir une tasse de thé au maire qui, sans trompette, la repoussa du revers de la main gauche (il usait exagérément de cette main, afin de prouver au peuple qu’il était pour la Révolution).

  • Quelle niaiserie d’imaginer qu’on puisse user d’une ville comme on use de sa poche, dit l’homme en riant.

    Le maire perdit quelques autres centimètres de sa petite taille dans un nouveau courroux.

  • Soit, monsieur, soit ! Nous verrons si cette ville n’est pas ma ville. (pp.20-21).

Pendant ce temps de l’autre côté, le colosse lutte pour le bien-être, la liberté et l’épanouissement d’un peuple opprimé et dévalorisé par des dirigeants qui n’optent que pour des calculs personnels et égocentriques. C’est pour cette raison qu’il dit « non » au maire d’un air solennel et catégorique : 

  • Non, monsieur le maire, vous n’en aurez pas le loisir. Car cette ville deviendra la cité de la loi et du droit. Plus personne n’y piétinera personne pour son loisir. Je suis venu pour donner raison à la raison. Vous avez caviardé la vie des gens ainsi qu’il vous plaisait. Ce temps-là est fini, monsieur le maire. Cette ville veut chanter. Je suis venu pour qu’elle chante. Elle chantera, ou bien je mourrai. (p.74)

L’universitaire André Ntonfo oppose de son côté les propos du narrateur à ceux du maire. Selon lui, le maire de la ville de Hozanna est animé d’«une volonté excessive de confiscation »[4] et également « d’une volonté pathologique de monopole du pouvoir »[5] et ne cesse de parler qu’en termes suffisamment osés de « ma ville » (pp.20-21). Ces tiraillements entre le colosse et le maire à propos de la ville de Hozanna se traduit dans l’image du volcan en ébulition et Hozanna se trouve être cette montagne qui crache du feu. L’un d’eux sera victime de ces cendres volcaniques destructrices et mortelles. Et le colosse y laisse sa vie, gage de sa propre prophétie : « Cette ville veut chanter. Je suis venu pour qu’elle chante. Elle chantera, ou bien je mourrai. » (p.74) Une éruption dévastatrice ne respecte aucune règle et ne se soumet à aucune loi. C’est ce qui transparaît dans l’attitude des détenteurs de pouvoir aussi infime soit-il : « Le grignotement des espaces est ici symbole du grignotement du pouvoir par tous ceux qui en tiennent un petit bout. »[6] Une remarquable anarchie règne en maître dans l’espace géographique du récit que représente la ville de Hozanna :

 

L’implantation, dans la ville d’Hozanna, du personnage anonyme et presque mystérieux du colosse, qui se révèlera être le colonnel Sombro, résistant impénitent, témoigne de l’extrême anarchie qui prévaut dans le pays. En effet, le nouveau venu qui installe sa tente en pleine cour de récréation d’un lycée, le fait en toute légalité et en toute sérénité. Car non seulement il exhibe des titres de propriété dont on ne dit pas comment il les a obtenus, mais encore il est fort d’une pratique qui veut que l’on fasse fi ici de la loi et du bon sens. Et il est significatif que le maire qui est en fait une espèce de fou du pouvoir autocratique « s’étonne que son foutu prédécesseur, probablement plus fou que lui-même, ait pu vendre la cour de récréation du lycée des Libertés ».[7]

  • Personne dans la ville ne se dérobe de cette loi d’anarchie. Chacun juge son acte sans faille et totalement légal. La ville est une propriété privée du maire de même que la cour du lycée appartient au colosse. C’est ainsi que les espaces s’arrachent à coups de griffes mortels.

Notes

 

[1] Sony Labou Tansi précise en quatrième de couverture que : « Tout se passe à Brazzaville, ancienne capitale de la France où les noms de lieux sont tragiquement fragiles, dans l’attente d’une ultime et improbable révolution. Mais l’Afrique est un volcan. Le monde entier est un autre volcan. Nos peuples sont des volcans et leurs yeux nous regardent : les yeux du ventre n’ont jamais rien pardonné. » in : Sony Labou Tansi : Les yeux du volcan, Paris : Editions du Seuil, 1988, 4ème de couverture.

[2] Mukala Kadima-Nzvji et al. (Sous la direction de): Sony Labou Tansi ou la quête permanente du sens, Paris : L’Harmattan, 1997,  p.151.

[3] Idem, p.164. 

[4] Idem, p.158.

[5] Idem, p.158.

[6] Idem, p.159.

[7] Idem, p.159.

 

Bibliographie :

  • Sony Labou Tansi : Les yeux du volcan, Paris : Editions du Seuil, 1988.

  • Mukala Kadima-Nzvji et al. (Sous la direction de): Sony Labou Tansi ou la quête permanente du sens, Paris : L’Harmattan, 1997.

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